Aux lecteurs,

La mise en ligne annoncée [24 janvier 2020] a été suspendue compte tenu de la survenue du Virus, des nouvelles préoccupations, tant collectives qu’individuelles, qui se sont imposées.

Du temps a passé, le cours du calendrier parlementaire sur la révision de la loi de bioéthique a repris, (juillet-août 2020-janvier-février 2021–).

Et puis, le Virus, aussi, a repris.

Du fait des circonstances, les textes, qui auront été écrits avant, vont être lus après, dans un contexte changé, inattendu.

Certaines questions posées dans le cadre des États Généraux de la Bioéthique – [défiance envers la science, les médecins ; rôle du citoyen / les « sachants », les « experts » ; rôle des sondages d’opinion] -, sont réapparues dans les conditions de la « crise sanitaire » et de la nomination du Professeur Jean-François DELFRAISSY [l’actuel Président du Conseil Consultatif National d’Éthique], au titre de Président du Conseil scientifique chargé de conseiller le gouvernement dans la lutte contre le Virus.

Pour des raisons déontologiques évidentes, cette situation impose un « délai de sérénité » avant la mise en ligne de ce travail.

Aux lecteurs 

La mise en ligne reprend* avec priorité à l’actualité : la révision des lois de bioéthique 2018

  • « Quel Monde, Quelle Éthique, voulons-nous aujourd’hui pour demain? », telle était la question posée par le Conseil Consultatif National d’Éthique en introduction des États généraux de la bioéthique. « Notre monde change, il se transforme d’autant plus que les avancées de la science et de la technologie sont constantes et font sans cesse grandir, au gré des innovations et découvertes réalisées, le champ des possibles. Se demander ce que nous voulons pour demain, « dans une perspective éthique », concernant :
  • l’avancée de la recherche dans les domaines de la reproduction, du développement embryonnaire et des cellules souches et le respect dû à l’embryon comme personne potentielle ;
  • les techniques de séquençage et d’ingénierie génomique et les prémisses d’une médecine prédictive ;
  • les dons et transplantations d’organes ;
  • les données de santé, notamment au regard du développement des objets connectés et des risques d’atteintes à la vie privée ;
  • l’intelligence artificielle et les robots et la responsabilité des professionnels de santé vis-à-vis de leur utilisation ;
  • les neurosciences au regard du développement des techniques d’imagerie ;
  • la relation santé-environnement et les responsabilités scientifiques et techniques de l’homme ;
  • la procréation (PMA, GPA, etc.) ;
  • la fin de vie (question sur la légalisation de l’assistance au suicide, politiques d’accompagnement pour les malades en fin de vie)

Quelle Éthique, même majuscule, peut être à la hauteur de changements qui touchent à « la représentation de l’humain », au « noyau dur de l’humain » ? Qu’est-ce qu’il y a d’éthique dans la « bioéthique » ?
La gravité des enjeux actuels appelle une activité de veille attentive, un effort de pensée redoublé.

Le principe de ce Blog est d’utiliser les ressources communes accessibles sur Internet, non sans la contrainte de les limiter à des extraits. Désormais, la rubrique, LIENS, ira, au-delà de citations ponctuelles, liées à un contexte singulier, les enrichir de l’œuvre même d’où elles sont issues, permettant ainsi au lecteur de frayer son propre chemin avec l’auteur.
Le premier lien est celui à l’œuvre de Pierre LEGENDRE, référence élective qui accompagne les textes édités sur le Blog du Chaudron psychanalytique depuis son ouverture.

Plusieurs textes autour d’UNE QUESTION LAISSÉE EN SUSPEND : L’EXTENSION DE LA PMA, (mise en ligne février), ont été écrits après les États généraux de bioéthique 2018, réactualisés au fur et à mesure des reports de date du calendrier parlementaire et des ajouts successifs jusqu’à la fin 2019. D’autres textes suivront tout au long de l’année 2020, qui traiteront de plusieurs thèmes concernés par la révision des lois de bioéthique.

 

* Merci aux lecteurs de leur intérêt et de leur patience. Les textes annoncés concernant la notion de « genre » seront édités ultérieurement après réactualisation.

LE PÈRE NOËL EN A MARRE

Par moments, je me demande à quoi ont bien pu jouer, enfants, ces militantes féministes égalitaristes qui n’ont de cesse, année après année, de vouloir exercer l’emprise de leur méconnaissance sur l’enfance des enfants. Chaque année, à l’approche de Noël, elles font une crise d’allergie au rose, traquent les jouets « sexistes », agitent des épouvantails – les « stéréotypes » -, entretenant ainsi « une persécution générale de l’imagination et du fantasme. »

Tout n’est pas politique, tout n’est pas social, il y a une autre dimension, celle de la vie de l’esprit, de la réalité psychique personnelle à chacun, de l’intériorité subjective. L’intimider, faire pression sur elle par du chantage moral, introduire la confusion entre le monde de la réalité et le monde de la fantaisie, des rêves, témoigne d’un empiètement abusif, non fondé.
Le texte qui suit – « Une persécution générale de l’imagination et du fantasme » -, plaide pour la défense de l’enfance des enfants et de cette autre dimension.

« UNE PERSÉCUTION GÉNÉRALE
DE L’IMAGINATION ET DU FANTASME »

« Chaque enfant qui joue se comporte comme un poète
dans la mesure où il se crée un monde propre (…)
L’opposé du jeu n’est pas le sérieux, mais … la réalité. »
Sigmund FREUD, [1]

« Toute personne en bonne santé
doit se nourrir autant de fiction que de faits. (…)
L’imaginaire n’est en rien l’affaire d’un homme capable d’écrire ni même de lire. Sa meilleure période est peut-être l’enfance et ce qu’on appelle jouer ou faire semblant. »
G. K. CHESTERTON, [2]

L’activité souveraine du temps de l’enfance – jouer –, qui dure ce que dure le temps de l’enfance, très peu de temps, est maintenant parasitée, détournée par l’activisme militant d’associations dites « féministes », « antisexistes », dont des acteurs politiques se font le relais. « L’égalité commence avec les jouets » ; faire des jouets la « première initiation à l’égalité », « pour l’égalité des sexes dans les jouets » –, tels étaient quelques uns des slogans dans un Rapport du Sénat, décembre 2014 [3], réitérés lors de tables rondes auxquelles participait un des signataires (Brigitte Crésy) du Rapport de l’IGAS 2012, [4]
Rapporteurs et discutants s’accordaient fin 2014 à reconnaître le « manque de succès remporté par les tentatives de lutter contre les stéréotypes masculins et féminins dans les jeux et jouets observé depuis le début des années 2000 », (Sénat, 2014, p. 39). Les mêmes, cependant, affirmaient que « les représentations de la fiction, des jouets sont plus sexistes que dans la vie réelle où hommes et femmes de plus en plus ont les mêmes activités », et que les stéréotypes véhiculés par les jouets dépassent les inégalités observées dans la vie professionnelle réelle », (Sénat 2014, p. 10, 19, 36, 104, 117-118). Au lieu de conclure que tout va bien, – la fiction est à sa place -, ils ont cherché à renforcer davantage l’intimidation des esprits, le chantage moral par des recommandations coercitives.
Les rapporteurs du Sénat et les discutants ont préconisé un label pour les « fabricants exemplaires », le conditionnement des commandes publiques (Sénat 2014, p. 121) à l’observance des « bonnes pratiques », ainsi que la mise en place d’un système de « Name and Shame », « basé sur le même principe que le site féministe Macholand.fr., » afin de contraindre les fabricants et commerçants « récalcitrants », (Sénat 2014, p. 51-53, 59, 112). On ne peut que s’étonner que des parlementaires puissent envisager de prendre modèle sur un site militant qui adapte à la technologie d’aujourd’hui la pratique du pilori, aboli pourtant en France par la loi du 28 avril 1832. On note également la désinvolture avec laquelle on est prêt à jeter en pâture la réputation d’une marque, d’une entreprise, sans souci des conséquences sur ceux qui en dépendent pour travailler et pour vivre. (Sénat 2014, p. 123-128).
À ce fichage de la honte publique, on suggère que les parents pourraient eux-mêmes contribuer, quoique toutes les familles ne soient pas égales : il y a celles désignées ici « à capital culturel modeste », pour lesquelles « faire plaisir à l’enfant semble important », et celles « au capital culturel plus élevé », qui fréquentent « les enseignes destinées à un public plus exigeant culturellement », et pour lesquelles « le jouet est un objet de négociation », (Sénat 2014, p. 42 ; 109). Dans ce Rapport, on apprend que, « dans le cadre des temps d’activités périscolaires », on monte « dans un certain nombre d’écoles en milieu rural, des ateliers, avec les enfants, visant à déconstruire les stéréotypes en vue des cadeaux de Noël. », (Sénat 2014, 120). On constate dans ces ateliers « les différences importances d’approche des stéréotypes entre les milieux sociaux. Dans les milieux favorisés, les parents sont plus à même de négocier avec leurs enfants concernant les jouets « genrés », tandis que dans les milieux populaires, où l’argent est plus rare, les parents sont beaucoup moins dans la négociation et davantage motivés par l’envie de leur faire plaisir. » Autre façon de le dire : « dans les milieux éduqués, les enfants perçoivent l’arnaque » des jouets « genrés », ce qui n’est pas le cas dans les milieux plus défavorisés », (Sénat 2014, p. 120.)
Cette version moderne du poème en prose de Baudelaire – Le joujou du pauvre [5], ces propos passablement cyniques sur l’inégalité sociale, où les plus « défavorisés » ne sont peut être pas ceux que l’on croit, en disent long sur le caractère fabriqué, artificiel du slogan « l’égalité et le vivre ensemble commencent avec les jouets ».
Comment en arrive-t-on à croire que lorsque qu’un enfant joue à « être grand », cela préfigure ce qu’il fera quand il sera devenu « grand », c’est-à-dire adulte? Peut-on sérieusement croire que des jouets d’enfance, quels qu’ils soient, peuvent influencer le choix ultérieur d’une orientation scolaire ou d’un métier, que l’aire de jeux est superposable au marché du travail, que des jouets peuvent produire « une limitation des champs professionnels féminins aux métiers », « des inégalités que l’on retrouvera plus tard dans les comportements des hommes et des femmes, tant dans la sphère intime que professionnelle » ? On ne recule devant aucune démagogie pour rendre la pensée captive de l’image comme celle de ce jeune garçon avec un poupon dans un porte bébé sur son ventre ainsi commentée : « De quoi avez-vous peur, qu’il devienne un bon père ? » [6]. Assimiler un « jouer ensemble » au « vivre ensemble », en faire un enjeu politique, fut-il démocratique, (Sénat, 2014, p. 33-37 ; 110), relève d’une confusion inquiétante.

Un jour, une mère a la surprise de voir sa petite fille de 4 ans engagée dans une partie de « jouer au docteur ». Ce qui la choque, ce n’est pas que sa fille consente à une proposition, potentiellement indécente, mais qu’elle prenne le rôle d’infirmière laissant au garçon celui du docteur, une distribution des rôles conforme aux « stéréotypes de genre », pense la mère, médecin elle-même, adepte de l’égalité dans le couple et la vie de famille, et qui dès lors se tourmente : à quel moment s’était-elle trompée dans son rôle de mère vis à vis de sa fille ? Au moment où elle a « oublié » qu’un enfant joue pour jouer, et ce dans l’aire d’expérience propre au jouer.
Vouloir que les jeux, les jouets du temps de l’enfance reflètent une réalité sociologique, appliquer des critères de réalité adulte aux objets du jeu de l’enfant, est une idée insensée : c’est abolir l’aire d’expérience elle-même, affaiblir, compromettre l’accès au « faire semblant » – « source de toute pensée représentative et symbolique, et aussi de toute invention » -, cette « structure illusoire » que Jean Château a si bien repérée et décrite. « Tout jeu est jouissance », disait-il, « le réalisme n’est qu’un moyen en vue de mieux satisfaire ses [de l’enfant] intérêts proprement ludiques. Peu importe au fond la conformité de l’histoire ou de l’imitation avec la réalité. C’est le jeu qui modèle l’histoire ou l’imitation, plus que l’inverse », [7].
Il est à remarquer que l’objet dit transitionnel, [popularisé sous le nom de « Doudou »], bénéficie d’une survalorisation collective au point d’être maintenant fétichisé, de ne plus pouvoir être « perdu » [8]. Par contre, on laisse les phénomènes transitionnels – qui appartiennent à cette même aire transitionnelle » -, être harcelés par des préoccupations qui lui sont étrangères et qui les compromettent, privant de jeunes enfants de cette nourriture vitale qu’est l’imaginaire, et menant à l’endommagement de leur sincérité émotionnelle.
« L’aire des « objets et phénomènes transitionnels », constitue, écrit Winnicott, « (…) la plus grande partie du vécu du petit enfant », et « subsistera tout au long de la vie, dans le mode d’expérimentation interne qui caractérise les arts, la religion, la vie imaginaire et le travail scientifique créatif », elle est un « lieu de repos », c’est-à-dire où le sujet humain n’est pas soumis à « la tâche de distinguer entre le fait et le fantasme », [9].
Dans ce temps où le petit d’homme s’aventure dans l’émergence de la pensée et de l’imagination, fait ses premiers pas de « penseur-rêveur » [10], où il entre dans l’humanisation par la parole et la capacité à créer, faire intrusion en introduisant la confusion entre personnage de fiction et réalité, monde des faits et monde de la fantaisie, des rêves, relève d’« une persécution générale de l’imagination et du fantasme. » [11]

Une nouvelle orthodoxie s’est octroyée le droit d’envahir et de parasiter l’aire transitionnelle où se déploie l’activité psychique créatrice du sujet enfant, et pas seulement en ce qui concerne les jouets et le « jouer ».
Il se passe toujours quelque chose quand la littérature est mise sous surveillance, quand on retire des livres d’une bibliothèque parce que non conformes, quand on veut « labelliser » les livres. Aujourd’hui, c’est le label « garanti non sexiste » qui est devenu exigible, livres et bibliothèques de littérature pour enfants sont passés au crible, tâche à laquelle des associations [12] apportent une contribution massive, psalmodique, la rhétorique militante étant partout la même.
Une nouvelle production d’albums et de littérature jeunesse étiquetés « non sexistes » a vu le jour, ainsi que des maisons d’édition qui s’affichent « égalitaires ». Le 6 juin 2013, à l’Association EgaliGone, « l’activité du jour est l’examen critique de trois albums censés œuvrer en faveur de l’égalité filles-garçons.» [13]
Le premier, qui s’inspire de fantasmes enfantins – « Je veux un zizi » – est lu avec « l’esprit de sérieux », ce qui lui vaut un rappel : « il ne suffit pas d’être étiqueté « égalitaire » pour l’être réellement ». Aussi c’est la nécessité de « la place de l’expertise dans le travail éditorial et de son importance quant aux garanties qu’elle peut apporter sur la conformité des contenus des albums » aux présupposés militants qui est envisagée.
Le second « s’attaque frontalement aux stéréotypes de sexe », les rôles traditionnels de sexe sont inversés », « il donne à voir un monde où les normes de genre sont inversées ». Si une critique est faite des « contre-stéréotypes peut-être parfois trop éloignés de la réalité » et « trop systématiques », le mérite du livre, nous dit-on, est de « montrer aux enfants qu’on peut adopter des objets, des jeux, des comportements arbitrairement associés à deux sexes différents et illustre la liberté de choix parmi l’ensemble des possibles dont devraient jouir tous les enfants. » Et d’ajouter : « Cela nous invite à dépasser la division qui a été construite entre les sexes », (…) et « permet de réfléchir à l’imposition de la norme, notamment sexuée, et de montrer aux enfants qu’on peut y déroger. » [14]
Le troisième met en scène une poule qui « donne aux enfants l’exemple d’une héroïne qui déjoue les normes sexuées », d’« une relation égalitaire » avec un coq. Néanmoins, « quelques stéréotypes sexués seront détectés », au moment où le récit réintroduit la mère et le père, des humains cette fois, où réapparaît la différence.
Ce que ne « détecte » pas cet examen critique, c’est l’incompatibilité entre militantisme et littérature : confondre activisme militant et « littérature » c’est corrompre l’esprit des contes, et celui des enfants. [15].
Autre exemple. Dans le cadre de la « Discussion à visée philosophique », cycle 2, (CP-CE2), sous l’égide de l’Éducation nationale, septembre 2015, [16], on a fait le choix de l’« album féministe » Rose Bonbon (1975) d’Adela Turin, [17].
« Pâquerette, une jeune éléphante rebelle, refuse obstinément de se plier aux normes d’une société très patriarcale qui impose aux filles de manger des « anémones qui rendent roses » et les empêche de sortir de leur enclos. Refusant d’obéir à ces ordres injustes, Pâquerette reste grise, joue dehors et s’émancipe. D’abord choquées et effrayées par cette conduite, toutes les autres éléphantes finissent par suivre son exemple. Filles et garçons construisent alors une société basée sur l’égalité entre les sexes. » Cet album, explique le commentaire, « illustre à sa façon la célèbre phrase de Simone de Beauvoir : « On ne naît pas femme, on le devient » : en choisissant de ne pas reproduire les préjugés et stéréotypes sexistes et inégalitaires, Pâquerette va changer la société et imposer l’égalité et la liberté entre tous les membres de la Cité. »
Fallait-il vraiment plaquer la « célèbre phrase de Simone de Beauvoir » sur cet album qui se suffit largement à lui-même : Adela Turin est depuis longtemps engagée pour une littérature « non sexiste », c’est donc sans surprise que la teneur et la conclusion de l’album sont conformes à son présupposé militant, pour ne pas dire caricaturaux.
On ne peut qu’espérer que l’Enfant d’Éléphant retrouvera, avec Kipling, [18], son « insatiable curiosité » et posera des questions, cette fois à visée vraiment philosophique : comment sort-on de la grégarisation ? Gagne-t-on quelque chose à faire du suivisme, à reproduire des stéréotypes féministes ? Comment peut-on « imposer » la liberté…?

« En sommes-nous arrivés désormais au point où c’est aux enfants
qu’on demande de changer ou d’améliorer le monde ? »
Hannah ARENDT, [19]

Les « inégalités » dans le monde du travail, « les violences faites aux femmes » sont des choses qui n’ont rien à voir avec le monde de l’enfance, ce sont des problèmes d’adultes qui appartiennent au champ social et politique. Faire de la socialisation différenciée des filles et des garçons une cause de la persistance de l’inégalité des hommes et des femmes, croire que la préconisation d’une « éducation à l’égalité » entre les filles et les garçons, « dès la naissance », vaudrait « prévention » des inégalités dans le domaine du travail ou des violences faites aux femmes, qu’il suffirait de « déconstruire » des « stéréotypes sexués, sexistes » à commencer par les objets du temps de l’enfance, relève d’une fausse logique : on ne passe pas directement de l’enfance à l’âge adulte.
« Dans un certain nombre de documents émanant des conseils régionaux et généraux, jamais nous n’avons vu figurer les mots « sexe », « garçon » ou « fille ». Il est toujours fait référence à « l’enfant (…) En d’autres termes, la prise en compte éventuellement différenciée n’est pas évoquée », (Sénat 2014 p. 110). Et pour de bonnes raisons : outre que le mot « enfant » est épicène (« qui a une forme invariable, donc commune aux deux sexes » [20]), ce terme caractérise ici le statut d’enfant, en tant que spécifique, différent de celui de l’adulte : ne pas tenir compte de cette différence essentielle conduit à une dérive significative, [21], comme le montre cette autre remarque. « Il est extrêmement difficile de toucher le monde des parents. Or les recherches réalisées dans le monde de la famille montrent bien que malgré une volonté de neutralité, les parents n’agissent pas de la même manière avec leurs filles et leurs garçons. Ces différences, qui peuvent paraître minimes, sont absorbées par les enfants pour se construire comme fille ou garçon », il y a là une méconnaissance lourde de conséquences, qu’aggrave encore l’idée de préconiser « d’informer les parents, ne serait-ce que sur le fonctionnement du développement de l’identité sexuée de l’enfant », [Sénat 2014 p. 120].
Les parents ne sont pas des adultes comme les autres. Vouloir faire des parents les « co-acteurs » de la mise en œuvre d’un programme politique féministe égalitariste, les persuader que traiter différemment garçons et filles est inégalitaire, outre que cela relève de l’intimidation, c’est les amener à « déconstruire » eux-mêmes, chez leurs propres enfants, ce qui fonde leurs liens de filiation.
L’assignation sexuée différenciée dès la naissance n’est pas détachable du principe généalogique, lequel suppose l’institutionnalité. C’est comme fils ou fille que père et mère désirent, accueillent l’enfant de sexe masculin ou de sexe féminin qui vient de naître, et, à ce titre, inscrit, par eux, auprès du Tiers, dans l’ordre généalogique, selon les deux lignées familiales. D’où le principe de différentiation subjective : un fils n’est pas une fille et réciproquement ; un frère n’est pas une sœur, et réciproquement.
Élever son fils comme un garçon ou sa fille comme une fille n’est pas « sexiste », ne repose pas sur des « stéréotypes », c’est la conséquence logique du principe généalogique qui institue la possibilité de dire qui est qui, principe intangible.
On ne peut attendre de la mère et du père qu’ils cèdent aux pressions d’un féminisme égalitariste qui contraint à l’égalisation des comportements sous condition de neutraliser la différence sexuée, égalisation qui détourne l’égalité.
L’égalité est un droit de l’individu, reconnu en France à tout enfant, garçon, fille, dès la naissance, de plein droit, c’est-à-dire non conditionné ni à la couleur de ses vêtements, ni aux jouets avec lesquels il joue, ni à ses livres d’enfance. Ce droit inconditionnel ne va pas sans la liberté.
Le père et la mère ont la responsabilité de la vie, du développement de leurs enfants. Ils sont les garants des droits de leur enfant, jusqu’à ce que leur enfant, fils ou fille, soit en âge de décider par lui-même. [22]

Tout n’est pas politique, tout n’est pas social, il y a une autre dimension, celle de la vie de l’esprit, de la réalité psychique personnelle à chacun, de l’intériorité subjective, c’est vrai aussi pour les enfants.
Obnubiler l’univers du jeu des enfants, le déposséder de son élément de « Faërie », [23], porter atteinte au « faire semblant » avec des questions qui relèvent de la réalité sociale, politique, est la marque d’un pouvoir qui a oublié ce qui le limite, et une terrible erreur.

NOTES
[1] Sigmund FREUD, « Le créateur littéraire et la fantaisie », in L’inquiétante étrangeté et autres essais, folio essais, 1985, p. 34-37.
[2] G. K. CHESTERTON, « L’imaginaire comme nourriture », Le Sel de la vie et autres essais, L’Âge d’Homme, 2010, p. 37-38.
[3] Rapport du Sénat, au nom de la Délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes sur l’importance des jouets dans la construction de l’égalité entre filles et garçons, Par Mme Chantal JOUANNO et M. Roland COURTEAU, Sénateurs. Enregistré à la Présidence du Sénat le 11 décembre 2014. En ligne.
[4] Rapport sur l’égalité entre les filles et les garçons dans les modes d’accueil de la petite enfance, par Brigitte GRESY et Philippe GEORGES, Inspection générale des affaires sociales, à la demande de la ministre en charge des droits des femmes. En ligne. www.igas.gouv.fr
Une lecture critique de ce Rapport est faite dans les textes prochainement mis en ligne : « L’APPROCHE DE GENRE » APPLIQUÉE À LA PETITE ENFANCE. DES « ÉGALICRÈCHES » ; LE PROGRAMME DE LA « PÉDAGOGIE DU GENRE » ; OBJECTIONS À « L’APPROCHE DE GENRE » APPLIQUÉE À LA PETITE ENFANCE
[5] C. Baudelaire, Petits poèmes en prose (le Spleen de Paris), édition Pocket, 1998, p. 67.
[6] Jouets de Noël : attention, sexisme !
[7] Jean CHATEAU, Le RÉEL ET L’IMAGINAIRE DANS LE JEU DE L’ENFANT. Essai sur la genèse de l’imagination, J. Vrin, 1975, p. 15 ; chapitre III, p. 121.
[8] À contre-sens de ce que D. W. Winnicott a élaboré.
[9] D. W. WINNICOTT, JEU et REALITÉ, folio essais, Gallimard, 1975, p. 49; LETTRES VIVES, Gallimard, 1989, p. 174.
[10] Gaston BACHELARD, LE DROIT DE RÊVER, 1970, PUF.
[11] « (…) La censure exercée sur les contes de fées, tout comme l’assaut donné à la littérature “inappropriée” au monde moderne, fait partie d’une persécution générale de l’imagination et du fantasme. Au nom du réalisme et d’une “culture appropriée”, notre âge psychologique interdit des sublimations pourtant sans danger », Christopher LASCH, La Culture du narcissisme, Éditions Climats, 2000, p. 195.
[12] Voir sites Internet ADÉQUATIONS; ARTEMISIA; ÉGALIGONE
[13] http://egaligone.org/2013/06/06/egalimois-n3-notre-lecture-dalbums-jeunesse-etiquetes-non-sexistes/
[14] ANTIDOTE: René de OBALDIA, Innocentines, Poèmes pour enfants et quelques adultes (Édition biblio collège, Hachette Livre, 2005, p. 94-95.)

Le zizi perpétuel

Mon petit frère a un zizi
Mais moi, Zaza,
Je n’en ai pas.

Mon petit frère a un zizi
Toujours placé au bon endroit
Mais moi, Zaza,
Je n’en ai pas.
Pourquoi ?

[15] Pour rappel : la Convention internationale des droits de l’enfant retient deux critères : le « discernement dont un enfant est capable », « eu égard à son âge et son degré de maturité » ; le droit de l’enfant « de se livrer au jeu et à des activités récréatives propres à son âge ».
[16] http://eduscol.education.fr/ressources-emc Ressources enseignement moral et civique Discussion à visée philosophique à partir de l’album Rose Bonbon d’Adela Turin L’égalité garçons/filles – Ministère de l’éducation nationale Progression EMC, cycle 2 unpepinpedagogique.e-monsite.com/medias/files/emc-1.docx
[17] Rose Bonbon d’Adela TURIN, Collection Actes Sud, tranche d’âges 6-8 ans, réédition d’un album féministe devenu un classique, septembre 2014. https://www.actes-sud.fr/catalogue/jeunesse/rose-bonbon
[18] Cf. Rudyard KIPLING, Histoires comme ça, L’Enfant d’Éléphant.
[19] H. ARENDT, RESPONSABILITÉ ET JUGEMENT, Petite Bibliothèque Payot, 2009, p. 261.
[20] Termes épicènes, Grammaticalité et grammaire française, http://latlntic.unige.ch/grammaticalite/
[21] Un élément décisif de cette dérive, tient à ce que la démarche a été engagée au nom des droits de femmes, des intérêts des femmes – le Rapport de l’IGAS 2012, rédigé à la demande de la ministre en charge des droits des femmes, a servi de référence au Rapport du Sénat 2014, fait au nom de la Délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes, ainsi qu’au Rapport d’octobre 2016, fait au nom de la Délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes sur Les études de genre, (par Mme Maud OLIVIER, Député. Enregistré à la Présidence de l’Assemblée Nationale N°4105, le 11 octobre 2016. En ligne) -, démarche qui aurait conduit à de tout autres conséquences si elle avait été conduite au nom des droits des enfants.
[22] Craindre qu’« au delà du choix des jouets, plus tard, au moment des choix socio-professionnels, si leur enfant veut se tourner vers un domaine pionnier ne correspondant pas aux représentations de son sexe, les parents ne l’encourageront pas dans cette voie », (Sénat 2014, p. 120), c’est croire que les parents font l’erreur de confondre le choix des jouets avec celui des choix socio-professionnels, ce qu’ils ne font pas. Pas plus qu’ils n’ignorent la différence entre « l’ouverture du champ des possibles » et le réalisable : il y a le champ du droit, et il y a les circonstances, les goûts, les talents, et la liberté de chacun.
[23] J. R. R. Tolkien, Faërie, Christian Bourgois, 1974, et nouvelles éditions.

LES JOURS D’APRÈS

La nouvelle est venue d’Amérique, et, à la vitesse d’une brutale rupture de digues, en autant de langues que de pays, dans une temporalité souvent à retardement des faits, un déferlement de « témoignages », d’aveux, d’indignations s’est propagé, emporté par une émotion qu’il ne serait pas suffisant de qualifier de collective : une « émotion épidémique ».

Comment sort-on de l’expérience à grande échelle et individuelle de « cette nouvelle mutation rampante de la res publica en une société de l’arène », où « l’intérêt public » peut être « aspiré par l’intérêt de l’arène » ? [1].

Comment compter sur la culture pour en sortir quand ce sont tout particulièrement les milieux de la culture qui sont concernés ? 

Comment comprendre l’échec massif de la Suède, [2], pays au premier rang d’un classement sur l’égalité des sexes en Europe, de « l’approche de genre », dont l’école suédoise Égalia inspira le projet d’application de « l’approche de genre » à la petite enfance (Égalicrèche) [3] en France ?

Comme un boomerang, la rupture de digue qui s’est produite a rappelé que le sexe est sexuel. On a voulu désexualiser le sexe de la « différence des sexes », dissocier le sexe dit « biologique », du sexe dit « social ». Commença alors l’influence dominante du « gender », venu d’Amérique lui aussi, à laquelle l’Europe s’est laissée gagner [4]. L’expansion de la notion de « genre » est devenue hégémonique, tout est devenu « genré », quant au sexe, il accompagne  les « stéréotypes », « sexués,  sexistes, de sexe », à « déconstruire » : « (…) “genre”, c’est quand même plus propre que « sexe », n’est-ce- pas ? » [5].

On peut refuser de reconnaître que quelque chose ne va pas, de chercher pourquoi, comme Serge Tisseron qui a déclaré : « … Les pays nordiques ont mis en place depuis longtemps des mesures dans les écoles contre les stéréotypes de genre. Il faut développer ces activités en France, les intégrer à la formation initiale des profs et pas seulement leur donner deux heures de formation une fois dans leur vie… » ; comme Laurence Rossignol revendiquant la priorité sur « Emmanuel Macron qui « tire sur la pelote » laissée par la précédente mandature, notamment lorsqu’il évoque la formation des professionnels, et plus particulièrement celle du personnel des crèches. » [6] Hélas, il n’a pas été possible de faire entendre les critiques de cette orientation sous la précédente mandature, et les erreurs se sont transmises.

Comment sort-on d’un « état d’exception » comme un scandale de  cette ampleur, un état où « la société gomme ses nuances », où « la fonction d’arène est transmise aux masse-médias… » ?  [7]

Dans La crise de la culture, H. Arendt dit d’ « une crise qu’elle nous force à revenir aux questions elles-mêmes (…) », qu’ « elle ne devient catastrophique que si nous y répondons par des idées toutes faites, c’est-à-dire des préjugés », qu’il importe de « ne pas passer à côté de cette expérience de la réalité et de cette occasion de réfléchir qu’elle fournit ». [8]

La tâche, les jours d’après, c’est de chercher à comprendre pourquoi ce qui se passe en Suède devrait devenir un modèle [9] pour un pays comme la France, de réinterroger la notion de « genre » dans son rapport à l’égalité et à l’altérité.

NOTES
[1] Peter Sloterdijk, Ni le soleil ni la mort, éditions Pauvert, 2003, p. 87-96 ; La médiologie de l’arène, p. 137-145.
[2] – « 456 actrices (désormais 703) signent une tribune où elles dénoncent collectivement le harcèlement et les violences dont elles sont victimes et la « culture du silence » qui règne sur les plateaux de cinéma et les planches des théâtres ; 653 chanteuses d’opéra accusent à leur tour ; puis, 4 445 juristes, puis, 1 993 chanteuses et musiciennes, 1 300 femmes politiques, 1139 salariées de l’industrie des technologies, 4 084 journalistes, 4000 sportives, 8000 écolières, collégiennes et lycéennes…, puis, 1382 employées de l’Eglise luthérienne, majoritaire en Suède, et jusqu’à l’Académie suédoise qui décerne le prix Nobel de littérature, des académiciennes, épouses d’académiciens, leurs filles et d’autres femmes ; puis des révélations scabreuses avec la publication du témoignage de 18 femmes affirmant avoir été agressées ou violées par un homme parmi les plus influents de la scène culturelle stockholmoise (…) »
– Huffington Post, 24 novembre 2017, Agressions sexuelles: l’Académie Nobel de littérature dans le viseur après les témoignages de plusieurs femmes.
[3] La mise en ligne du travail, annoncé en 2016, sur La notion de « genre » appliquée au champ de la culture » se fera à la rentrée de janvier 2018, dans un contexte que je n’ai pas choisi.
[4] Pour s’en faire une idée exacte, cf. Rapport d’Information sur les études de genre, N°4105, Assemblée Nationale, 11 octobre 2016, Mme Maud OLIVIER, Rapport en ligne.
[5] Nathalie Heinich, « Genre », in revue Le Débat, Gallimard, n°160, 2010, p. 285.
[6] Discours du 25 novembre du Président de la République, http://www.elysee.fr/ et Que vaut le plan de Macron contre les violences sexuelles? Rubrique : Combat culturel et éducation, 26 novembre 2017, http://www.lejdd.fr
[7] Peter Sloterdijk, op. cit., p. 141, 144.
[8] Hannah Arendt, La crise de la culture, folio essais, éditions 1972, p. 224-225.
[9] Cf.- Le 24 novembre dernier, « En Suède, l’université en mal d’auteures » sur la situation d’un professeur de l’Université de Lund, mis en cause pour ne pas remplir le quota de 40% d’auteurs de sexe féminin pour constituer des cours. Le thème de son cours ne lui permettait que 15% de textes signés par des femmes. Théorie du genre / intégration des genres, mettant en garde contre des quotas, le conflit se solda par la décision du professeur de ne plus donner le cours.
– Le 19 novembre 2017, Suède: Göteborg accueillera cet été le premier festival… interdit aux hommes. Le festival Statement qui se tiendra les 31 août et 1er septembre 2018 sera réservé aux femmes, aux personnes trans et non-binaires, afin de protéger ses spectatrices des agressions sexuelles…

PRESTO Les deux patients musiciens de Freud

PRESTO Les deux patients musiciens de Freud

Jacquelyne POULAIN-COLOMBIER

« La majorité des psychanalystes d’aujourd’hui auraient abordé le cas tout autrement que Freud », écrit E. E. Garcia, ils auraient suivi B. Walter dans son attente de thérapie (…). Bien que fondateur, à la tête de la psychanalyse et son premier chercheur, Freud était loin d’être un despote inflexible quand il s’agissait de son application thérapeutique (…) Freud doit avoir senti qu’une action décisive et rapide était essentielle et que la technique de l’association libre n’était pas conseillée ». Garcia prête à Freud d’avoir fait une « interprétation somatique » opérant le déplacement du bras (diriger un orchestre) à l’œil (voir la Sicile), se lance dans un commentaire sur la connexion œil-sexe / Œdipe sortie du livre, pour conclure que « nous avons besoin de savoir comment les fantasmes de B. Walter furent réactifs à une interprétation inexacte » (1).

– G. POLLOCK : « On Freud’s psychotherapy of Bruno Walter »,
Ann. Psycho-analysis, 3, 1975
– E. E. GARCIA
« Somatic interpretation in a transference cure :
Freud’s treatment of Bruno Walter », Int. Rev. Psycho-analysis, 17, 1990
& « G. Mahler’s choice », Psa. St. Child, 55, 2000
– P. FONAGY : « The process of change and the change of process.
What can change in a “good analysis” ? », 1999

Pour P. Fonagy, le traitement de « la paralysie hystérique » de B. Walter effectué par Freud est un « bel exemple » de « cure par le transfert ». Ici, dit-il, on a une forme de changement psychique qualitativement différente de ce qui se passe dans une analyse, avec néanmoins une amélioration incontestable. Il nous invite, lui aussi, à admirer « la flexibilité clinique » de l’inventeur de la psychanalyse qui, « au moins pour certains de ses traitements, était bien plus prêt à « jeter le livre » (pour utiliser une expression de Léon Hoffman, 1994) que la plupart de ses suiveurs ne pouvaient s’autoriser à le faire » (2).

G. Pollock (3), quant à lui, soulignant que « la crampe du chef d’orchestre » survient non pas pendant la période troublée et hyperactive de .B. Walter mais après, la comprend comme « delayed effect », effet à retardement d’un impact traumatique qui se produit quand le danger extérieur n’est plus présent, ce qui transforme quelque peu l’enjeu clinique de cette crampe dite « professionnelle ».
Il y a deux raisons de regretter que R. Sterba ait présenté les quelques entretiens de B. Walter avec Freud comme « psychothérapie brève » dans une intention d’antériorité sur la « nouvelle invention » de ceux qui rejettent « l’analyste classique » : si Freud a choisi, dans ce cas précis, un mode d’intervention thérapeutique autre que la méthode analytique, cela ne l’a pas conduit à inventer une autre pratique ; Freud utilise une technique non analytique, mais la demande du patient Bruno Walter s’adresse, elle, au psychanalyste Freud, comme en témoigne son attente de questions sur sa sexualité.
Sterba ne donne pas non plus assez d’éclaircissements sur la remarque faite par B. Walter − « Je lui racontais mon histoire, assuré qu’il serait professionnellement intéressé par un possible lien entre mon affection physique réelle (actual) et une fausse (wrong) dont j’avais souffert plus d’une année auparavant ». Pourtant, la connaissance du contexte de cette remarque est nécessaire à la compréhension de la décision thérapeutique prise par Freud.

Bruno Walter a 25 ans quand il arrive, l’automne 1901, à Vienne, appelé par Mahler pour être son assistant. Il réalise alors son rêve de vivre dans la capitale de la musique, prêt (4) à travailler auprès de Mahler.
L’élément déclenchant de la « fausse » affection au bras est la « surprise », le « rude choc » que ressent B. Walter découvrant un matin dans la presse des attaques très violentes contre lui, sa façon de diriger, sa présence même comme assistant de Mahler, c’est la première fois, dit-il, qu’il est « maltraité (abused) avec autant de brutalité ». Mahler s’empresse de lui expliquer que les insultes antisémites et autres réactions critiques malveillantes, dont jusqu’ici il était l’objet, se sont déplacées sur lui (5). Mais les actes d’hostilité s’étendent et ce sont tous les fondements de l’existence professionnelle de B. Walter qui sont ébranlés. Il se demande néanmoins si toutes ces critiques ne contiennent pas quelque élément de vérité, s’observe avec une attention critique pendant son travail, se met à douter de tout ce qu’il fait. Au bout de quelques semaines de cette « autovivisection » (6) − un vrai travail d’identification à l’agresseur − d’attention excessive à chaque détail, il finit par « inhiber insidieusement » sa technique de chef d’orchestre et infléchir la pertinence musicale de son travail. En résumé, il devient « incapable de diriger, prêt à quitter Vienne et à accepter une proposition de chef d’orchestre à Cologne » (7).
Quand Mahler sera informé (8) de son possible départ, il redira que les mérites de B. Walter ne sont pas en cause, mais que lorsque l’on perd la bataille à Vienne il n’y a plus qu’à partir (9), ce que B. Walter ressentira douloureusement comme un abandon (10). Il va toutefois réagir, comme il le dit lui-même, de façon inattendue, il se sent soudain conscient d’une responsabilité envers lui-même, décide de ne pas fuir, de ne quitter Vienne qu’après avoir été « victorieux » à Vienne.
B. Walter reprend alors son autocritique mais la limite aux répétitions, il cherche surtout à retrouver ses propres forces psychiques, à combattre « sa propre incertitude de soi-même » (11). Un jour, il trouve un mot de félicitations de Mahler, qui fit sur lui « l’effet d’une gorgée de cette médecine venant de la bouteille du conte, et qui guérit toutes les blessures » (12). En 1902, lors d’une représentation d’un opéra de Verdi, il conquiert enfin le public de l’Opéra de Vienne. Mais pour que sa victoire sur « l’insurrection », faussement dirigée contre lui, et sa « réhabilitation » soient plus assurées, il étend son répertoire musical. Il devient, avec succès, un pianiste de musique de chambre, on l’invite à Prague, autant de façons de détourner l’attention des critiques. B. Walter réussit à retrouver sa confiance en soi et dans sa technique professionnelle de chef d’orchestre. « Victorieux », il ne quitte pas Vienne.
Afin de pouvoir accueillir plus confortablement leur premier enfant (naissance de leur première fille le 4 octobre 1903), la famille Walter déménage. Après cette longue épreuve qui a « failli le détruire », B. Walter vit maintenant selon un mode qu’il qualifie d’« anti-faustien », lorsque se déclare (« I was attacked ») une douleur au bras invalidante et qui va le conduire chez Freud.

E. E. Garcia a-t-il vraiment raison d’affirmer que « la majorité des psychanalystes d’aujourd’hui auraient abordé le cas tout autrement que Freud » et répondu par une action thérapeutique au long cours ?
Bien que nous ne disposions que d’un compte-rendu assez succinct fait par le patient, l’hypothèse d’un lien entre le premier empêchement et le second semble la plus vraisemblable. Il s’agissait dès lors de traiter un patient qui, ayant fait seul un énorme effort psychique pour faire face à un trauma psychique causé par des attaques persécutrices réelles venant de l’extérieur, vivait un nouvel empêchement menaçant sa vie professionnelle (13). On a le sentiment que Freud a pris la mesure du risque sur le plan de l’économie psychique de ce patient.
D’une certaine façon, la prescription de Freud – partez dès ce soir en Sicile − a suivi la voie que B. Walter avait déjà trouvée et expérimentée, le détournement de l’emprise. La notation de B. Walter pendant son séjour en Sicile − « me souvenant des recommandations de Freud, je m’efforçais de ne pas penser à mon affection » − témoigne que quelque chose se transfère, le souvenir de la parole de Freud venant se substituer à celui de son « affection », mais cela ne suffit pas. Freud doit engager une position d’ « autorité suggestive » sur le terrain même de l’activité de chef d’orchestre de son patient. Il manœuvre entre la mise en action du transfert et une part (14) laissée au patient d’un certain franchissement. L’effet de séparation du symptôme ne me paraît pas s’expliquer par la seule vertu de l’autorité « suggestive » de Freud. Sterba la surestime alors que les faits montrent que la suggestion ne suffit pas à s’imposer d’elle-même : le patient réagit négativement, s’impatiente, doute, se tourne même vers le livre du baron Ernst von Feuchtersleben !
Faute de prendre en compte le lien entre le trauma initial et son résidu, Sterba ne reconnaît pas suffisamment dans la position de Freud un facteur d’altérité qui vient s’interposer dans ce qui était resté une sorte de suggestion de B. Walter par lui-même (15), réussie au niveau du rétablissement de son narcissisme et de la reconnaissance sociale, mais sans prise sur la transformation d’une attaque externe en attaque interne. Freud semble avoir parié, à l’inverse de B. Walter, que la première fois, celle du trauma psychique, était la « vraie » affection, et la seconde, le mal au bras, la « fausse », qu’il n’y avait pas d’autre investissement (16) que résiduel dans cet prescription surmoïque, emprunté, retardé, à souffrir. Le résultat thérapeutique a confirmé son hypothèse, et durablement (17).
B. Walter se souviendra de Freud quand il conseillera à Mahler en pleine crise créatrice, l’été 1908, de partir en voyage pour la surmonter, ce qui agace Mahler : « Qu’est-ce que c’est donc que cette histoire d’âme ou maladie de l’âme ? Comment devrais-je la soigner ? Par un voyage dans les pays du Nord ? Mais là je me serais à nouveau laissé « distraire ». Pour retrouver le chemin et la conscience de moi-même, il fallait que je sois ici et dans la solitude » (18). Deux ans après, Mahler rencontrait Freud.
Si pour B. Walter le résultat thérapeutique a profité à la musique, et en particulier à celle de Mahler (19), concernant Mahler, les réserves faites par les musicologues sur l’effet « thérapeutique » de sa rencontre avec Freud doivent être prises en compte.

Avec Mahler, Freud s’est trouvé d’emblée en pleine tempête, dans l’immédiat du choc émotionnel : Mahler vient d’apprendre (en juin) la liaison de sa femme en ouvrant son courrier, à son bureau de directeur de l’Opéra de Vienne, l’enveloppe est à son nom à lui, mais la lettre à l’intérieur s’adresse à Alma et lui dit de quitter son mari ! Conscient de la valeur de Mahler, Freud fait une exception et répond de son lieu de vacances à l’urgence de la demande de ce patient exceptionnel pris dans un moment de sidération.
Ici aucun compte-rendu, il a fallu pas mal d’années pour rassembler les pièces du puzzle, essentiellement des correspondances, et surtout pour que resurgisse un document, qui pour être historique n’en fait pas moins énigme.
Le 9 mai 1985, chez Sotheby’s, à Londres, a été vendue la lettre de Freud du 23 mai 1911 [cinq jours après la mort de G. Mahler] présentant à l’exécuteur testamentaire de Mahler ses honoraires pour « la consultation de plusieurs heures » à Leiden l’été 1910. Les honoraires [300 crowns] furent acquittés intégralement, et son reçu, daté du 24 octobre 1911, vendu avec la lettre.
« Le ton de la lettre laisse penser, commente N. Lebrecht (20) qui rapporte cette information, que Freud n’avait pas envoyé de facture du vivant de Mahler ». Pourquoi ? Freud pensait-il que cette « consultation » pouvait être préliminaire, attendait-il que Mahler revienne ? Cette année 1910, Mahler n’est reparti à New York (21) qu’en octobre, et il songeait depuis quelque temps à revenir en Europe. De fait, ce n’est pas tant la question posée par G. D. Graham (22) − pourquoi, si la séance prolongée de l’été 1910 lui a apporté de l’aide, Mahler n’a-t-il pas consulté Freud à nouveau − qui ne peut être éludée, que celle-ci : pourquoi cette réclamation à Mahler mort par l’analyste de ses honoraires plutôt qu’à Mahler vivant, ce qui aurait pu lui donner une chance de s’adresser à lui autrement que lors de ce rendez-vous en catastrophe, une idée d’Alma (23) que Mahler pouvait avoir acceptée (24) uniquement dans son désir éperdu de ne pas la perdre ?
Si l’on peut comprendre que l’analyste ait un peu attendu avant de présenter ses honoraires dans le moment de trouble où se trouvait Mahler, avoir laissé passer neuf mois après la « consultation » de Leyde et les réclamer à l’exécuteur testamentaire de Mahler s’explique plus difficilement. On ne peut pas ne pas se demander pourquoi Freud laisse Mahler seul aux prises avec les effets inévitablement sauvages d’une interprétation rapide lors d’une consultation en catastrophe.
Au cours des quatre heures de cette « sorte de psychanalyse » comme l’appelle Jones, de cette « walking cure » comme la renomme Stuart Feder (25), un temps qui ne peut se comparer à rien, il y eut interprétation − ce qui différencie l’intervention de Freud avec G. Mahler de celle avec B. Walter. Freud précipita une interprétation psychanalytique d’implication œdipienne, étayée sur la liaison des prénoms (Marie/Maria) de la mère et de la femme de Mahler.
Cette longue séance avec Freud produisit des effets de réassurance fébrile chez Mahler qui, dès lors, se consacre à sa femme, réhabilite ses compositions qu’il avait écartées, la couvre de fleurs, de cadeaux et de déclarations d’amour. Un peu trop enclins à suivre la présentation (26) névrotique de Mahler faite par Alma, les analystes ont salué l’intervention de Freud (27), sans trop questionner l’échec dans l’autre tourment de Mahler de cet été 1910 : terminer sa 10ème symphonie.

Il est indéniable que cette tentative (28) de Mahler pour reconquérir sa femme détourna son énergie au moment crucial où il devait terminer sa 9ème symphonie, ce qui fait dire à Eveline Nikkels (29) que « Freud a détruit l’activité créatrice de Mahler ». En l’absence de tout document, on ne peut que se poser des questions : qu’est-ce que Mahler a dit ou non à Freud de la lutte dans laquelle il est engagé comme créateur ? Qu’est-ce que Freud a compris ou non du conflit créateur chez Mahler ?
En 1910, Freud en savait suffisamment sur la psychanalyse des névroses pour savoir qu’il était impossible avec un patient comme Mahler, même dans l’urgence, de penser à une approche qui ne soit pas psychanalytique (30) dans ses références, mais pas assez pour permettre à Mahler de terminer sa 10ème symphonie.
Tout ce que l’on peut constater, c’est que l’infidélité d’Alma a bouleversé Mahler, mis à l’épreuve ses réserves vitales, déjà si éprouvées, menacées depuis 1907 avec la mort de sa petite fille, puis la découverte de sa propre maladie de cœur qui le laissait avec des conditions de vie restreintes (31), voire en sursis.
Freud a tenté de rétablir quelque chose, mais ni le savoir de Freud ni la « rapidité » à comprendre de Mahler, notée par Freud lui-même, n’ont permis de dénouer tous les fils. Mahler donnera raison (32) à Freud sur le point de l’importance centrale d’Alma pour lui, mais refusera de reconnaître une fixation à sa mère. Et c’est la troisième Marie/Maria qui va faire retour.
Alors que le 4 septembre 1910, Mahler, malade, tient compte de la non autorisation du médecin à diriger (33), le 21 février 1911, contre l’avis de son médecin (34), il monte au pupitre. Au programme, la « Berceuse de l’homme auprès du cercueil de sa mère ». L’œuvre n’a pas encore été entendue, Busoni, le compositeur, est dans la salle. Pendant l’entracte, Mahler se sent mal, mais il se domine et dirige jusqu’au bout. Après ce dernier concert Mahler dû interrompre toute activité et rentrera mourant à Vienne.
À sa demande réitérée (35), il sera enterré auprès du cercueil de sa petite fille, Maria, morte en 1907, à 4 ans. Il semble que cette troisième Maria n’est pas été prise en compte par Freud, mais Mahler le savait.

À la séance du 24 mai 1911 du groupe du mercredi – le lendemain du jour où Freud a envoyé la lettre demandant le règlement de ses honoraires − le nom de Mahler est cité deux fois : comme exemple où « l’influence psychique a accéléré la mort », et parmi « le nombre relativement élevé d’individus géniaux, en particulier d’artistes créateurs, qui meurent à un âge précoce », avec cet ajout : « Le Prof. Freud peut aisément confirmer la validité de l’hypothèse concernant la mort de Mahler car il sait que Mahler se trouvait à un tournant de sa vie où il avait le choix entre la possibilité de changer et par là d’abandonner le fondement de son pouvoir créateur ou d’éluder le conflit » (36).
Reprenant cette alternative, même si elle pouvait signifier la « mort artistique » de Mahler, E. E. Garcia conclut que ce qu’il appelle drôlement « une intervention de crise psychanalytiquement avertie » (a psychoanalytic informed crisis intervention) a permis à Mahler de « choisir l’amour humain plutôt que la créativité artistique ». Pourquoi Garcia feint-il de ne pas savoir que la « mort artistique » équivaut chez Mahler à la mort tout court ?
L’alternative suggérée par Freud en 1911, avec son choix (37) de type « la bourse ou la vie », serait une impasse, même si la durée de la cure était longue, car elle repose sur une méconnaissance du fondement du pouvoir créateur chez le musicien Mahler.
Différente en cela d’autres arts (38), la musique est l’art qui témoigne de l’extrême précocité de la manifestation – avant tout apprentissage − de ce que, faute de mieux, on appelle un « don », et qui annonce un destin. Chez un « musicien né » (39) comme Mahler, la contrainte qu’exerce ce « don » (40) ne relève pas d’une condition névrotique de son génie musical.
En 1924, transgressant l’interdit fait par Mahler de publier des partitions inachevées, Alma rendit public un fac-similé de la partition inachevée de la 10ème symphonie − entièrement esquissée, dont seuls deux mouvements sur cinq sont achevés. Il montre que Mahler n’élude ni ne choisit : en plusieurs endroits de la partition des pensées de détresse mêlés à des cris d’amour où apparaît un prénom, « Alma », sont intriqués à l’écriture de la musique.

NOTES

(1) E. E. Gracia, art. cit. (Trad. J.P-C).
(2) En ligne, p. 4 : « http://psychematters.com/papers.fonagy.htm » (Trad. J. P-C).
(3) G. Pollock, art. cit., p. 293. G. Pollock fait une erreur significative en affirmant que le traitement de B. Walter semble coller avec le texte de 1905 sur « Le traitement psychique » où Freud parle des effets thérapeutiques possibles du voyage, de l’importance de détourner l’attention… ». Sauf que ce texte est de 1890.
(4) En 1898, Mahler avait déjà proposé un poste à Vienne à B. Walter, qui l’avait refusé, voulant auparavant s’assurer de sa propre identité de musicien avant de s’exposer à la puissante influence de Mahler, op. cit., p. 124-125.
(5) Op. cit., p. 156-158. Cette autobiographie de B. Walter a un aspect documentaire sur la société viennoise du temps de Freud.
(6) Terme de B. Walter lors d’un précédent épisode d’auto-investigation, op. cit., p. 110-112.
(7) Op. cit., p. 172-174.
(8) Pas par lui, mais par sa femme, Elsa, et sans son accord, op. cit., p. 175.
(9) Mahler quittera Vienne et l’Europe en 1907 pour ces mêmes raisons.
(10) Période où G. Mahler tombe amoureux d’Alma, qu’il épousera en mars 1902.
(11) Op. cit., p. 174-177
(12) Op. cit., p. 176.
(13) Scriabine souffrit en 1893 d’une paralysie de la main droite, ce qui le plongea dans une dépression morale profonde qui durera 3 ans ; C-H. Boller (1896-1952), souffrit à 16 ans d’une crampe de la main gauche et dû renoncer à sa carrière de violoniste. Il devint chef d’orchestre et chef de chœur.
(14) Si Freud a recours à une technique non analytique, on notera que pour B. Walter comme pour Mahler, il maintient cette part à ses patients musiciens éveillés, contrairement à la thérapie de S. Rachmaninov, cf. note 30.
(15) Ce dont se plaint beaucoup B. Walter au cours de l’épreuve initiale, c’est qu’il n’y a personne pour l’aider, qu’il est seul, op. cit., p. 174-175.
(16) Reik a une autre version. Je la donne avec réserves, dans une note en bas de page, car elle suppose des éléments qui ne cadrent pas avec les faits historiques tels que nous les connaissons. Dans ses « conversations » avec Erika Freeman, Reik évoque l’étrange trio B. Walter, Freud et G. Mahler, et relate l’entretien de Walter et de Freud ainsi : « Walter est allé voir Freud parce qu’il avait une douleur persistante au bras droit, surtout quand il devait diriger. Freud demanda à Walter « Avez-vous déjà été à Taormina ? », Walter ayant répondu non, Freud dit « Allez là-bas avec votre femme pendant un mois », ajoutant, « Je vous promets (I guarantee) que dans un an vous ne souffrirez plus ». Reik demanda alors à Freud d’en dire plus sur sa façon d’agir : « J’étais en train de soigner G. Mahler, et Mahler me dit qu’il avait accepté un engagement pour diriger en Hongrie l’année suivante. Et comme je savais que le mal de Walter à son bras était directement lié au fait qu’il voulait tellement diriger, mais que le seul moment où il aurait la chance de le faire était quand Mahler était malade, son bras devait continuer à lui faire mal. C’était une sorte de châtiment qu’il payait pour souhaiter inconsciemment que Mahler soit malade afin qu’il puisse diriger, et de prendre plaisir à diriger. Ainsi s’acquittait-il de la punition en ayant mal à son bras pendant qu’il dirigeait », Insights, conversations with Theodor Reik, 1971, p. 97. (Trad. J. P-C). Le problème, c’est que les dates ne collent pas : B. Walter rencontre Freud en 1904, Mahler rencontre Freud en 1910, comment Freud pourrait-il être en train de soigner Mahler en 1904 ? Il faudrait supposer que Mahler a été chez Freud avant l’été en Hollande, ce dont nous n’avons, à ce jour, aucune confirmation. Reik s’est-il trompé de date à son tour ? Freud dit avoir rencontré Mahler en 1912 ou 1913, alors que Mahler est mort en 1911 ; Sterba, Garcia retiennent la date de 1906 alors que la rencontre de B. Walter avec Freud a eu lieu en 1904, une telle accumulation d’erreurs dans les dates retient l’attention.
(17) À notre connaissance, il n’y aura pas de récurrence du symptôme, même après la date de publication (1946) de l’autobiographie de B. Walter (1876-1962). Nous disposons de photos, d’enregistrements vidéo montrant B. Walter tout à fait agile et expressif dans ses gestes. À 80 ans B. Walter dirigeait encore La Flûte enchantée.
(18) Lettre à B. Walter, Internet. Une discographie de Gustav Mahler, la neuvième symphonie, http://gustavmahler.net et http://gustavmahler.net.free.fr
(19) Lors du concert en mémoire de Gustav Mahler, le 20 novembre 1911, à Munich, c’est Bruno Walter, guéri de sa paralysie du bras, qui dirigera la Neuvième symphonie ainsi que Das Lied von der Erde, dont Mahler lui avait donné à lire les partitions, op. cit., p. 194.
(20) N. Lebrecht, Mahler remembered, faber and faber, 1987, p. 284.
(21) À l’époque où Freud le reçoit, Mahler habite les États-Unis depuis 1907, il ne revient en Europe que l’été, période des vacances de Freud et pour Mahler un temps réservé à la composition.
(22) Dans son compte-rendu du livre de Stuart Feder, Book Reviews, p. 1364-1365.
(23) C’est une relation d’Alma, le Dr. Richard Nepallek, qui aurait d’abord contacté Freud. Reik suggère, lui, que c’est B. Walter qui a persuadé Mahler d’aller voir Freud, Conversations, op. cit, p. 96 ; N. Lebrecht fait une suggestion en ce sens aussi, « G. Mahler n’ignorait sans doute pas que le chef d’orchestre le plus proche de lui, B. Walter, avait sollicité l’aide de Freud », op. cit., p. 280. (Trad. J.P-C).
(24) Mahler ne cessera d’annuler les rendez-vous pris que sous la pression de Freud qui finit par s’impatienter, lui disant qu’il ne l’attendra pas indéfiniment car, cet été 1910, c’est Freud qui doit aller en Sicile.
(25) Stuart Feder, Gustav Mahler, a life in crisis, Yale University Press, 2004.
(26) Prenant en compte d’autres sources, d’autres documents Norman Lebrecht trace un portrait de Mahler à rebours de celui fait par Alma qui le décrit comme « vieux prématurément », d’« une mauvaise santé » et comme « chaste avéré ». Quand ils se sont rencontrés, rétablit N. Lebrecht, Mahler a 41 ans, il « dirige d’une façon sans précédent l’Opéra le plus problématique du monde », est « proche de l’excellence en tant que compositeur, « prodigieusement athlétique » et « un vétéran dans les expériences sexuelles avec plusieurs chanteuses », N. Lebrecht, op. cit., p. xiii. (Trad. J.P-C).
(27) « Mahler guérit de son impuissance et le mariage fut heureux jusqu’à sa mort », dira Jones, lyrique, dans La vie et l’œuvre de Freud, volume III.
Dans sa lettre à Reik du 4 janvier 1935, Freud note cependant « qu’aucune lumière ne tomba sur la façade symptomatique de sa [de Mahler] névrose obsessionnelle. C’était comme si l’on avait creusé une seule galerie profonde dans un édifice énigmatique », Trente ans avec Freud, éditions Complexe, 1956, p. 112. (On regrettera dans cette édition la note 8 qui affirme que Mahler « était puceau à 42 ans quand il épousa Alma. Cf. Note 26, supra).
(28) Nous savons aujourd’hui, comme N. Lebrecht a raison de le rappeler, que le rétablissement amoureux de Mahler n’a pas empêché Alma de continuer à voir son jeune amant, qu’elle épousera en 1915 et dont elle divorcera en 1918.
Cf. N. Lebrecht, « Shrinking the score », April 16, 2004, http://www.scena.org
(29) Dir. de la Dutch G. Mahler Society. Elle a participé le 26 août 2006, au Freudfestival de la NPI à Leiden (De Freud en Mahler wandeling) et en juillet avec M. Molnar au Freud Museum de Londres. Cf. Site Internet du Nederlands Psychoanalytisch Institut (NPI).
(30) À l’aube du XXè siècle, à Moscou, un neurologue de formation devenu hypnothérapeute professionnel, (il avait suivi, comme Freud, la consultation de Charcot à la Salpetrière), va avoir comme patient Serguei Rachmaninov.
Trois ans avant leur rencontre, Rachmaninov a fait jouer sa première symphonie, sous la direction de A. Glazounov. Ce fut un complet désastre qui détruisit la confiance en lui-même de ce jeune compositeur âgé alors de 24 ans. Quelque temps après, accompagnant le chanteur F. Chaliapine chez et pour Tolstoï, ce dernier accueille son œuvre – une des rares choses que Rachmaninov avait composée depuis la première mémorable − avec des remarques pour le moins désobligeantes qui achèvent d’effondrer Rachmaninov. Au bout de trois ans, devant l’impossibilité de composer et tous les signes d’une dépression que Rachmaninov tente de surmonter en buvant, sa famille et ses amis le pressent d’aller consulter le Dr Nikolaï Dahl, qui avait de bons résultats avec les alcooliques. Rachmaninov désespéré se laisse convaincre et le Dr Dahl accepte de le prendre gratuitement, la situation financière de Rachmaninov étant à l’image de son état général. À ceux qui le pressaient de s’occuper de ce patient musicien, il demanda quelle sorte de composition était souhaitée ? Un concerto pour piano.
La thérapie dura quatre mois. Le résultat apparut à tout le monde « miraculeux » : Rachmaninov se remit à composer et en moins d’un an avait écrit son concerto. Même si d’autres facteurs peuvent être pris en compte − le Dr Dahl, lui-même un instrumentiste (violon), très porté sur la musique, les séances comportant aussi des discussions sur la musique, voire même la jolie jeune fille du Dr Dahl, disent certains − Rachmaninov, lui, n’a retenu de cette cure que le leitmotiv des séances scandées, jour après jour, par la voix répétitive : « vous allez commencer à écrire votre concerto, vous allez composer avec facilité, le concerto sera excellent ». Et il le composa.
En 1928, lors d’un concert à Beyrouth – le Dr Dahl a fui la révolution russe – on joua ce concerto et sachant que son dédicataire, le Dr Dahl, était là, le public n’eut de cesse de le faire lever pour l’applaudir, comme on le fait d’habitude pour le compositeur !
Le contrat thérapeutique fut rempli : la thérapie par l’hypnose a stoppé la pente où glissait Rachmaninov et rétabli une activité créatrice. Avec ce résultat : jamais plus de son vivant Rachmaninov ne consentit à faire entendre sa première symphonie. Autrement dit, le point d’entrée dans la dépression fut forclos.
N. Lebrecht admet que la thérapie a soigné Rachmaninov, mais il pense qu’elle a détourné son génie inventif. Beaucoup de gens ne connaissent de ce concerto ce qui en a été utilisé comme musique de films ou réarrangé pour des chansons (E. Carmen, F. Sinatra, P. Como, C. Dion). cf. Internet, Rachmaninov – « Shrinking the score », April 16, 2004, http://www.scena.org
(31) À partir de là, Mahler se sentit comme « condamné à mort ». Il changea son mode de vie. Il s’en plaint pendant la crise de l’été 1908, où il est à Toblach pour composer, mais devant désormais se priver de ses sports préférés, la nage, l’aviron la bicyclette, les ascensions, il n’arrive à rien. Mahler en sortira par le travail créateur : il écrit en quelques semaines Das Lied von der Erde, (Le Chant de la terre).
(32) Lettre à Alma, écrite tout de suite après le rendez-vous avec Freud, le 4 septembre 1910, in A. Mahler, Memories and letters, editor D. Mitchell, A Cardinal Book, 1990, p. 335.
(33) Memories and letters, op. cit., p. 336.
(34) Norman Lebrecht, op. cit., p. 230.
(35) Memories and letters, op. cit., p. 197.
(36) Minutes de la Société psychanalytique de Vienne, III, Gallimard, 1979, p. 260, 270. Cf. également, p. 259-260.
(37) Sur ce type de choix, cf. J. Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Seuil, 1973, p. 193.
(38) En juin 1910, paraît Un souvenir de Léonard de Vinci qui se termine par cette constatation de Freud : « nous devons avouer que la fonction artistique nous reste psychanalytiquement inaccessible », chapitre VI.
(39) Parole du Professeur J. Epstein auquel le père de Mahler avait présenté son fils, alors âgé de 15 ans, afin de savoir quelles étaient ses possibilités musicales. C’est vers quatre ans que le don musical de Mahler fut remarqué. 1er récital à 10 ans.
(40) En 1954, R et E Sterba écrivent dans l’introduction à leur Beethoven and his nephew (Pantheon, New York) : « La psychanalyse dans son état actuel ne convient pas à l’étude psychologique des dons ou des activités de créateur », Beethoven et sa famille, Corréa, Paris, 1955, p. 15.
PRESTO
Les deux patients musiciens de Freud

Du fondamentalisme linguistique ou de la tentation de rectifier la pensée par le langage

Christian VANDENDORPE
(Département des Lettres françaises Université d’Ottawa)
http://www.uottawa.ca/academic/arts/lettres/vanden.html

En mourant, le Centaure Nessus réussit à convaincre la belle Déjanire, qu’il venait d’essayer de violer, de recueillir son sang et sa semence pour en faire une teinture dans laquelle il lui suffirait de tremper la tunique de son époux, Héraclès, pour s’assurer sa fidélité éternelle. Ultime ruse ! Lorsque Héraclès endossera la fameuse tunique, elle lui brûlera la chair jusqu’à l’os, sans qu’il puisse s’en débarrasser autrement que par la mort.
Je propose de voir dans le mythe grec une métaphore du rôle que joue le langage dans l’épistémè contemporaine. Le langage est devenu notre tunique de Nessus. Là où la rhétorique classique percevait des gouffres entre la pensée et la parole, l’opinion commune tend aujourd’hui à voir une étroite continuité, et même à considérer la pensée comme un simple succédané du langage. Une telle attitude, qui justifie la conviction que l’on peut modifier la société rien qu’en changeant les mots, a déclenché dans les années 80 une croisade qui vise à reformuler des domaines entiers du vocabulaire de façon politiquement correcte (désormais p.c.).

Un cas exemplaire : Comment parler des handicapés?

Un guide publié par le Secrétariat d’État du Canada au début des années 1990 établit d’entrée de jeu que “ La langue écrite et parlée joue un rôle déterminant dans la formation des idées, des perceptions et, en définitive, des attitudes du public ” (p. 1). Il s’ensuit que “ les expressions méprisantes et dépassées ” doivent être remplacées “ par des termes précis et descriptifs ” et que “ Tout comme les femmes et les minorités visibles, les personnes ayant une déficience demandent que les médias emploient les mots justes lorsqu’ils parlent d’elles ou qu’ils traitent des sujets qui les concernent ” (p. 2). À part le fait déjà significatif, et sur lequel nous reviendrons, qu’un groupe revendique le droit d’imposer à la collectivité une façon “ correcte ” de parler de lui, on ne peut en principe qu’adhérer à l’idée d’éviter les expressions méprisantes à l’endroit de tout ensemble de personnes, quel qu’il soit. Mais, en avançant dans la lecture du Guide, on en vient vite à constater que ces “expressions méprisantes” visées ici englobent en fait aussi des termes traditionnellement neutres dans l’usage courant et que les ressources expressives de la langue sont remises en cause à un plan plus profond.
Ainsi, pour parler du groupe qu’ils représentent, les auteurs du Guide ne rejettent pas seulement des noms communs tels “ infirme ” (à remplacer par “ personne ayant une déficience physique ”), “ patient ” (“ personne ayant une déficience ou une limitation fonctionnelle”), “ aveugle ” (“ personne ayant une déficience visuelle ”), “ sourd ” (“ personne malentendante ” ou “ personne ayant une déficience auditive ”) et ainsi de suite. Dans la foulée, ils proposent d’éliminer l’expression “ personne normale ” au profit de “ personne n’ayant aucune déficience ou limitation fonctionnelle ”. L’opération d’édulcoration du langage va même plus loin et vise des verbes tels que “ souffre de ”, “ est atteint de ” et des mots comme “ attaque ” ou “ convulsion ” (qu’il faudrait remplacer par “ crise ”), qui seraient à bannir parce qu’ils “ traduisent une douleur constante, un désespoir inexorable ” (p.6). On ne dira donc plus que quelqu’un “ souffre de schizophrénie ”, mais qu’ “ il a la schizophrénie ”. Et, dans un zeugme hardi, le rédacteur n’hésitera pas à écrire: “ C’est le cas des personnes qui ont l’épilepsie, l’hémophilie, des problèmes d’apprentissage, une déficience intellectuelle ou des problèmes de santé mentale ” (p. 7). Plus fondamentalement, le Guide met en cause le système de nomination de la langue en proposant de remplacer “ un handicapé ” par “ une personne ayant une déficience ” (p. 5). Peut-être parce que le nom tend à réifier la personne qu’il désigne? Mais alors, ne faudrait-il pas aussi bannir des termes comme fumeur (personne qui fume), joueur (personne qui joue), etc.? Et que dire de tous les termes qui stigmatisent des comportements socialement réprouvés, et au moyen desquels on enferme un individu dans la faute qu’il a commise, tels voleur, trafiquant, criminel…? À la limite, c’est tout le fonctionnement du système constitué par un verbe copule suivi d’un nom attribut qu’il faudrait éradiquer, car la réification n’est pas moins grande dans des énoncés du type “ X est professeur ” ou “ X est étudiant ”, par lesquels s’établit une correspondance totale entre l’être de X et son état professionnel.
En fait, ce que vise à promouvoir ce Guide, ce n’est pas une plus grande précision de l’expression, comme l’annonce le texte d’introduction, mais une aseptisation du langage en tout ce qui concerne un groupe spécifique, par le bannissement de noms et de verbes précis au profit d’euphémismes dont le pouvoir informatif est inversement proportionnel à leur longueur. Une telle démarche a-t-elle des chances de s’imposer dans le langage commun? Il est permis d’en douter. La circonlocution est en effet contraire à la loi d’économie par laquelle le langage spontané tend normalement à couper au plus court afin de mettre le moins d’écrans possible entre la pensée et son expression. Cette loi d’économie semble bien être une des règles de l’échange langagier. Il est certes possible de la contourner, notamment par le jeu des figures, afin de créer un effet de surprise et de désautomatiser la perception, ou en recourant au pléonasme afin d’assurer une parfaite compréhension du message. Mais ces derniers procédés ne sont acceptés que dans la mesure où le supplément de traitement qu’ils exigent est compensé par un supplément d’effets de sens. Sans quoi, on recourra naturellement à des raccourcis. C’est pour cela, notamment, que la métonymie est si fréquente dans le langage courant au point de ne pas être perçue dans bien des cas. À titre d’exemple, le garçon de café qui, pour parler d’un client indélicat, dit à son patron “ Mon omelette est partie sans payer ” ne vise pas à faire une image de rhétorique, mais à véhiculer rapidement un contenu d’information, en comptant sur les contraintes contextuelles pour assurer une interprétation correcte du raccourci métonymique.
Par une curieuse inconséquence, le même Guide, après avoir rejeté comme inadéquats les termes de la langue commune, va soutenir une position tout à fait opposée, en demandant que l’on applique les termes du langage courant, même s’ils sont inexacts, pour référer à certaines activités des handicapés : “ Ainsi, les personnes qui utilisent un fauteuil roulant vont prendre une marche, les personnes ayant une déficience visuelle voient ce que vous voulez dire ” (p. 7). On aurait pu croire que la reconnaissance du fonctionnement métaphorique du langage serait susceptible de prémunir contre une vision essentialiste et étymologique du vocabulaire. Il n’en est rien : preuve supplémentaire que, pour être actif, un filtre idéologique n’exige pas de son porteur un quelconque souci de cohérence (voir Angenot, 1991).
En résumé, ce Guide est tout à fait représentatif de la pensée politiquement correcte et des procédés qu’elle utilise. On l’a vu en ce qui concerne ses postulats, qui posent un lien direct entre langage et formation des idées. On le voit aussi dans les ressorts auxquels cette idéologie fait appel. Le premier de ceux-ci consiste à culpabiliser les locuteurs en leur faisant reproche d’utiliser des termes “ méprisants ” à l’égard d’un groupe donné. Le second est de menacer d’exclusion sociale quiconque continuerait à utiliser ces façons de parler: c’est le message que connote le terme “ dépassé ” dans la note liminaire évoquée plus haut.

Les écueils de la féminisation

Depuis la fin des années 70, les locuteurs du français sont confrontés à l’impératif de ne plus “occulter” le féminin et de rendre la femme “ visible ” dans les textes. Pour ce faire, il n’y aurait, semble-t-il, qu’à généraliser la marque du féminin. À partir du moment où l’on a ainsi admis que la marque du genre correspondrait à la réalité de la différence sexuelle et qu’elle serait entièrement recouverte par elle, la lettre e est devenue en français le symbole du féminin et son absence, une négation intolérable.
Au Québec, après que Louky Bersianik eut publié L’Euguélionne (1976), ouvrage qualifié de “ bible des féministes ” (Lori Saint-Martin, 1990: 118), tout un chacun se mettra à dénoncer les problèmes du genre en français. L’idée va dès lors s’imposer que le français serait une “ langue sexiste, langue à changer, langue à libérer ”, selon les mots de Margaret Andersen. S’appuyant sur l’équation selon laquelle le genre grammatical recouvrirait le sexe, cette dernière prend personnellement offense du fait que les noms d’arbres soient masculins et, “ en guise de protestation ”, va jusqu’à proposer un poème qu’elle a rédigé, où ils sont au féminin:
[…] « oui, même le saule pleureur, le premier à faire entrevoir l’arrivée du printemps est mâle […] Alors veux-tu amie, que nous inventions la giroflière, la tulipière, qu’empêche que ce soit une campêche, arbres franches à fruits douces, l’abricotière et la cerisière […] » (1983: 39).
Quand le ressentiment se nourrit de sa propre rumination, il est probablement inextinguible.

Chez Luce Irigaray, non seulement le recouvrement du genre par le sexe est-il total, mais ce recouvrement a gagné toutes les zones du vocabulaire, y compris celui des objets: “ Un travail patient sur le genre des mots révèle presque toujours leur sexe caché ” (1990b: 85-86). Le raisonnement est imparable dans sa circularité: le genre correspondant au sexe, tous les mots doivent avoir un sexe correspondant à leur genre. Pour le faire apparaître, il suffit de reprendre une caractéristique attribuée au féminin, comme de désigner de préférence des choses plus petites que le masculin: on montrera ainsi que le mot “ château ” est de sexe masculin! Et les cas qui contreviennent à ce parfait binarisme sexuel seront tout simplement niés en attendant d’être rectifiés: “ Je préfère supprimer le neutre que le développer. Ainsi un enfant n’existe pas ” (1990a : 19). L’enjeu n’est rien de moins que de faire en sorte “ que la sexualité ne soit pas refoulée inégalement une nouvelle fois par des processus linguistiques et juridiques complices ” (1990a : 19).
Les bases d’une action positive sur la langue sont dès lors posées et affirmées avec une remarquable assurance:

Les différences entre les discours des hommes et des femmes sont donc des effets de langue et de société, de société et de langue. L’une ne peut pas être changée sans l’autre. (…) L’enjeu du discours et celui de la langue peuvent être utilisés délibérément pour obtenir plus de maturité culturelle, plus de justice sociale. (1990b: 38-39)

Il n’est pas sans intérêt de signaler que Luce Irigaray était psychanalyste et qu’elle a été disciple de Lacan. Nous reviendrons sur cet aspect lors de notre discussion des racines philosophiques du courant p.c.

Tout comme dans le Guide des handicapés, on retrouve ici un processus binaire de quadrillage du monde: pour un certain féminisme, le sexe féminin et le sexe masculin s’opposent absolument, et occupent chacun des positions symétriques sur l’échiquier linguistique. Toute position intermédiaire (enfants, transsexuels) doit donc être purement et simplement niée. On sait qu’un certain nombre de mots transgressent le découpage générique. C’est le cas de tous les termes qui désignent un homme par un terme féminin: termes du vocabulaire militaire (vedette, recrue, sentinelle, estafette, ordonnance, vigie, bleusaille…), termes péjoratifs (canaille, fripouille, vadrouille…) ou mélioratifs (Son Excellence, Son Altesse, Sa Sainteté, Sa Majesté…). Certains mots sont d’un genre instable, tel le mot “ gens”. Ainsi, on dit : “ Ce sont de bonnes gens, mais pas bien malins ”. Qu’à cela ne tienne! Anne-Marie Houdebine nous apprend que la commission Roudy, chargée d’étudier en France la féminisation des noms de métier, s’était penchée sur les cas de transgression et que “ Dans un souci de cohérence linguistique et idéologique, des procédés de masculinisation et des formes masculines mâles avaient aussi été proposées…” (1987: 34. On notera au passage le redoublement du terme linguistique “ masculin ” par le terme sexuel “ mâle ”, souligné par nous). Ces formes n’ont pas été retenues dans la circulaire du 11 mars 1986 (Journal officiel du 16 mars) et l’article cité ne donne aucun détail sur cette liste. Dommage! On peut se demander notamment si une forme masculine avait été proposée pour le mot “ personne”, ce mot étant décrit ailleurs, par la même linguiste, “ comme suscepti­ble d’être porteur d’une valeur sexuée” (1988: 127).
Quand bien même on aurait rectifié tous les cas de trans­gres­sion, afin de bien aligner le genre sur le sexe, il faudrait ensuite s’en prendre aux pronoms. Comment accepter en effet que le pronom lui puisse désigner un être masculin en position de sujet et un être masculin ou féminin en position de complément d’objet indirect (Je veux lui dire, à Hélène…)? Et continuera-t-on d’utiliser ces pronoms génériquement ambigus que sont les “ je ”, “ tu ”, “ nous ” et “ vous ” : ne faudrait-il pas les doter d’une forme féminine ? Des efforts en ce sens sont en cours comme en fait foi la parution d’un recueil intitulé Plusieures de Louise Cotnoir, mais on reste loin d’une normalisation. Enfin, profondément enracinée dans le fonctionnement du français, existe une règle qui joue au niveau du pur signifiant et dont la prévalence sur l’accord logique est totale: l’euphonie. En disant “ son orange” plutôt que “ sa orange”, le parlant français reconnaît qu’il vaut mieux faire une entorse à la règle d’accord plutôt que se contrain­dre à un hiatus qui viendrait briser le rythme du discours. On dira donc “ son épouse” ou “ son amante”, en regard de “ sa maîtresse ” et personne ne songera à voir là une masculinisation quelconque desdits termes, même s’ils sont précédés d’un déterminant masculin. Le fonctionne­ment incons­cient de l’euphonie rend donc irrémédia­blement caduque toute réforme du français qui viserait à systématiser les faits de genre au plan morphologique et des accords. Il est curieux qu’aucun des projets de réforme n’ait abordé cet aspect de la question. Pour être parfaitement cohérent, un projet de nettoyage du genre en français en serait-il réduit à proposer un retour à la forme médiévale par laquelle on élidait le possessif féminin devant une voyelle (m’amie)?
Mais une réforme qui pousserait la logique à ce point contribuerait à ancrer davantage l’idée que le genre féminin est consubstantiellement lié au sexe féminin, qu’il en représente l’essence. Or, si une telle idée s’implantait dans la conscience collective, il n’est pas inconcevable que, “ dans un souci de cohérence linguistique et idéologique”, une future Commission propose d’aligner le genre des organes sexuels spécifiques sur le sexe de leur porteur et que l’on rectifie tous les mots qui y contreviennent. Pour excessive qu’elle puisse paraître, une telle hypothèse ne serait que l’aboutissement logique de ce que l’on peut considérer comme un fondamentalisme linguistique. Comment désigner autrement une idéologie qui veut obliger chacun à sexuer son discours? En enfermant l’expression individuelle dans des frontières génériques rigides, on ne fait que transporter au plan de la culture une bipartition physiologique qui cadastre chacun dans ses signes sexuels apparents. Or, de plus en plus de voix s’élèvent pour dénoncer cet apartheid sexuel (Namaste, Rothblatt).
Mais, à supposer que l’on parvienne à bien aligner la morphologie du féminin et du masculin sur une bipartition sexuelle stricte, il resterait encore l’écueil de la mise en discours, où la visibilité du féminin ne peut être acquise qu’au prix de la redondance systématique des marques d’accord et des reprises anaphoriques. Or, la redondance est probablement la faute capitale pour un texte, et que l’on pardonnera le moins facilement: en allant à l’encontre du principe d’économie déjà évoqué, celle-ci tend à infantiliser le lecteur, qui se demandera pourquoi on sous-estime à ce point ses capacités d’entendement, et à faire bon marché du seul capital qui lui appartienne en propre : le temps. Las de se faire répéter deux fois la même chose, le lecteur réagira en accélérant ses stratégies d’écrémage du texte, au risque de manquer des segments d’informations, ou en se détournant carrément du texte en question. Seule une administration peut compter sur sa force d’inertie, l’anonymat de ses rédacteurs et le côté incontournable de ses directives pour se risquer à proposer des textes rectifiés au féminin. À titre d’exemple, on lira ci-dessous un extrait du règlement d’une université montréalaise:
« La doyenne, le doyen transmet à chaque membre du jury un exemplaire du texte de la thèse ainsi que le formulaire d’évaluation et lui précise l’échéance pour la transmission du rapport. Elle, il informe l’auteure, l’auteur de la thèse de la composition du jury ». (1994).
En dépit de son poids institutionnel, le rédacteur de ce texte a cependant eu des scrupules à aller jusqu’au bout de sa logique et à imposer un double rôle générique aux participes passés:
« Sur recommandation du Sous-comité, la doyenne, le doyen désigne, parmi les membres du jury, une présidente, un président du jury qui doit normalement être rattaché à l’Université ».
En plus de créer des difficultés de lecture chez tous les usagers, on peut s’attendre à ce que des textes de ce type renforcent, paradoxalement, un sentiment de frustration chez certains qui s’étonneront de ne pas retrouver partout une marque du féminin qu’on a mis tant de soin à démarquer du masculin, au nom de l’égalité des genres. Loin de créer l’harmonie attendue et la visibilité de la femme, la féminisation des textes aura pour effet de créer des attentes qui ne pourront jamais être entièrement satisfaites. Avec, pour conséquence, que l’absence du e symbolique sera de plus en plus ressentie comme une intolérable place vide.
Pourtant, il existe un moyen bien simple d’éviter ces problèmes de redondance, c’est d’utiliser un système triadique reposant sur deux termes, l’un marqué et l’autre non marqué. Dans le cas de l’indo-européen, le masculin est non marqué, ce qui lui permet de désigner aussi bien l’ensemble des hommes et des femmes que les seuls hommes. Le féminin, au contraire, est marqué et ne vaut que pour les femmes. Ce type de fonctionne­ment, qui est à la fois binaire et asymétri­que, apparaît spontanément, c’est-à-dire sans qu’il ait fait l’objet de prescriptions grammaticales formelles, lorsque la langue traite de réalités complémen­tai­res: celles-ci sont normalement conjoin­tes sous l’une des deux formes, mais disjointes quand on veut les opposer. Qu’on pense, par exemple, à la paire lexicale jour/nuit. Quand la mention de la nuit n’est pas requise par le contexte, le langage naturel l’escamote tout simplement et subsume les deux termes du couple dans le premier, qui prend alors une extension plus large. Opposé à la nuit, le jour ne dure normalement que de 12 à 18 heures, mais il en compte 24 dès lors qu’il est employé seul. Dans les échanges linguistiques, chacun comprend que, si je dis avoir passé “ huit jours ” dans un pays lointain, les nuits devaient être incluses, tout comme elles le sont dans l’énoncé “ une semaine compte sept jours ”. De même, la terre s’oppose à l’Océan, mais les deux se confondent sous le premier terme, alors écrit avec une majuscule, quand on passe à une percep­tion globale des deux entités: l’étude des mers et océans appartient bien à la géographie de la Terre. Dans ces cas, et quantité d’autres, le terme non marqué est bivalent, susceptible de ne désigner que sa propre réalité sous une forme réduite ou d’accéder à un niveau de significa­tion différent et plus englobant. Ce système triadique est fort économique et contraste avec le système binaire symétrique évoqué plus haut. Au lieu de dire que “ le masculin l’emporte sur le féminin ”, il serait donc plus juste de dire que le masculin peut englober le féminin, en perdant alors sa composante sexuelle, ou ne désigner que la seule réalité mâle. Catherine Kerbrat-Orecchioni appelle ce phénomène, observable sur quantité de mots, de l’auto-hyperonymie: ce sont des mots susceptibles de jouer sur un sémantisme à portée variable.

En ce sens, on sait que, jusqu’à tout récemment, la tendance du français était d’utiliser le masculin de plus en plus à la façon d’un neutre, au point qu’une linguiste comme Marguerite Durand (1936) prédisait même la disparition du genre féminin. Cette observation, qui s’appuyait sur le long terme, s’est attiré les foudres de Marina Yaguello et a été contrecarrée à partir du moment où le mouvement de féminisation des termes de profession a pris de l’ampleur. Plus on féminise, en effet, plus le masculin tend à ne recouvrir que la seule réalité mâle et à ne plus être disponible comme forme non marquée.
Il est ironique de noter que l’anglais, qui a battu la marche de la féminisation dans les années 70 et qui est invoqué en modèle par nombre de féministes au Québec, est allé dans un sens opposé, en privilégiant des formes épicènes, où la marque du genre est rendue invisible. Ainsi cette langue remplace-t-elle systématiquement les suffixes -man par -person; ou, encore, par souci d’économie, y réduit-on le mot à sa forme de base: chair au lieu de chairman, worker au lieu de workman. Quant au possessif his/her qui, avec le pronom personnel de la troisième personne, restait l’une des deux marques du genre dans le discours, il est de plus en plus remplacé par l’unigenre their. Cette forme s’est répandue au Canada depuis que le très influent Globe and Mail a officiellement proposé l’adoption de cette forme pour les expressions du type “ To each their own” en lieu et place du his/her, décrit comme “ jerky and stiff” (28/10/1989). Il est à prévoir, comme le fait Dennis Baron (1986), que ce mouvement de neutralisation du genre se poursuivra et que la forme they finira par remplacer les formes he/she.

L’argument majeur des tenants de l’affichage du féminin au côté du masculin est que, faute de ce redoublement systématique, on tendrait à oublier la femme occultée derrière l’homme, au mépris de la justice élémentaire. Mais en est-on si sûr ? Tout dépend de la façon dont on conçoit les rapports entre représentations mentales et structure linguistique.
On cite régulièrement comme preuve de la soi-disant occultation de la femme par le masculin générique le petit récit suivant : “ Blessé dans un accident de voiture où il vient de perdre son père, un enfant doit subir une opération chirurgicale d’importance. Aux urgences, le médecin déclare qu’il ne peut l’opérer parce que c’est son fils ” (Houdebine, 1987: 18-19). Question: pourquoi le médecin peut-il dire cela? Réponse: parce qu’il est sa mère. Devant la difficulté d’interpréta­tion généralement suscitée par cette histoire (difficulté renforcée par l’emploi de l’anaphorique “ il ”), Anne-Marie Houdebine conclut que “ le genre masculin est associé au trait mâle; au singulier il ne fonctionne pas immédiatement comme générique, comme certains le croient ou veulent le faire croire ” (p.19). Mais l’associa­tion du médecin avec un homme n’est-elle pas plutôt due à un état du réel associé à nos représenta­tions, cette fonction étant encore peu communément exercée par des femmes dans la société où cette histoire circulait? De la même façon, il serait intéressant de mesurer la compréhension de la phrase suivante, extraite d’une enquête effectuée dans un système scolaire: “ Dans les classes maternel­les et pré-maternelles visées par notre enquête, les titulaires que les enfants apprécient le plus ont comme caracté­ristiques d’être jeunes, dynamiques et barbus ”. L’effet de surprise souvent provoqué par le dernier adjectif ne saurait provenir d’une occultation du sexe dans le terme “ titulaire ”, ici épicène, mais par la mise en échec d’une vision stéréotypée de la réalité, qui associe les titulaires de classes maternelles au sexe féminin. 

Ces exemples mettent en évidence que le signe linguistique n’est pas associé au concept mental de la même façon que peut l’être la face d’une pièce de monnaie à son revers. En réalité, la production d’un mot ou d’une expression a pour effet d’amener l’instan­ciation en mémoire d’un fragment de notre expérience rattachée à ce terme. Il en va de même pour les éléments du discours. Phénomène que les psychologues cognitivis­tes Sanford et Garrod décrivent comme suit: “ lorsqu’une phrase est rencon­trée, elle isole, dans la mémoire, la représenta­tion d’un événement dont elle est une description partielle” (1982: 645). Au lieu d’accuser de sexisme l’individu qui tend à rattacher spontanément une profession à un sexe donné, il faut plutôt voir dans son comportement la manifestation d’une prépondérance statistique du fait en question à l’intérieur d’un état de société donné.
En fait, cette articulation du cognitif et du linguistique n’est pas limitée au matériau verbal. Même des signes picturaux peuvent n’entretenir avec les représentations correspondantes qu’une relation indirecte et médiate. Par là, il faut entendre une relation qui ne contraint pas directement la représentation du signe, mais qui est médiatisée par une instance intermédiaire. Ainsi, Iouri Lotman rapporte le cas suivant:
« Les illustrations murales des temples égyptiens ont comme particularité de représenter la naissance des pharaons sous forme d’épisodes et de scènes rigoureusement répétées. Ces tableaux ont été particulièrement utilisés par les pharaons dont les droits au trône étaient contestés, comme par exemple la princesse Hatshepsout. Désirant consolider ses droits, Hatshepsout ordonna que sur les murs de Deir el-Bahari, on représentât sa naissance. Mais la modification correspondant au sexe de la reine était reportée seulement dans la signature. La représentation elle-même restait rigoureusement traditionnelle et représentait la naissance d’un garçon. Elle était entièrement formalisée et ce n’était pas la référence de la représentation d’un enfant à un prototype réel qui était le porteur d’une information, mais le fait même de l’insertion ou de la non-insertion dans le temple d’un texte artistique, dont la liaison avec la reine en question était établie seulement par l’intermédiaire de la signature. (1973 : 47)
Cet exemple montre qu’il existe une distance entre le signe conventionnel et la réalité mentale suggérée par celui-ci. Si le signe n’est pas la chose, il ne se confond pas davantage avec la représentation mentale qu’il sert à convoquer.

Intermède no 1

L’orateur s’éclaircit la gorge et commença : “ Les Québécois et les Québécoises, les Français et les Françaises, les Suisses et les Suissesses ainsi que les Belges ont en commun une langue…”. Ma voisine gloussa : “ Qu’est-ce que c’est que ce peuple qui n’est même pas fichu d’avoir les deux genres? ”
Question: Si l’orateur avait choisi de dire “ les Belges et les Belges ”, il aurait été cohérent avec une certaine logique discursive telle qu’elle est découpée par le début de la phrase, mais cela aurait débouché sur une absurdité. Par ailleurs, si l’on dit simplement “ les Belges ”, peut-on soutenir que l’extension sémantique de ce terme épicène est plus large que ne le serait celle du terme “ Français ” dans la phrase “ Les Québécois, les Français, les Suisses et les Belges ont en commun…”? Se pourrait-il qu’il n’y ait pas recouvrement exact entre le discursif et le sémantique?

Le triomphe du langage p.c.

Le mouvement de censure du langage entamé avec la féminisation s’est étendu au début des années 90 à tous les domaines d’activité. Évoquons brièvement, à titre de rappel, la réécriture des textes religieux. La dernière édition de la Bible publiée au Oxford University Press a éliminé toute référence à ce qui pouvait choquer ou crisper une minorité un peu susceptible. En plus de changements prévisibles, comme de remplacer Dieu “ le père ” par “ père-mère ”, et “ fils de l’Homme ” par “ fils de l’humain ”, la sollicitude des rédacteurs est allée jusqu’à remplacer “ la main droite de Dieu ” par “ la main puissante de Dieu ”, afin de ne pas offenser les gauchers…
Il semble qu’il n’y ait pas de limite à ces entreprises de nettoyage jusqu’à l’os des mots de la langue. Dans certains cas, on peut comprendre qu’un terme soit perçu comme dégradant pour un groupe donné et qu’on cherche à le faire disparaître. C’est ainsi qu’un avocat californien a lancé une campagne visant à expurger le lexique de tous les termes “ botanically racist” . Il affirme avoir été offensé personnellement par le nom du cactus appelé tête-de-nègre (niggerhead cactus) tout en précisant: “ I am not looking for political correctness, I just want to point out things which truly are offensive ”. La campagne, qui a été couronnée de succès, s’est étendue par la suite aux termes géographiques. Au printemps 2000, l’État du Maine a ainsi banni et rectifié tous les toponymes contenant le terme “squaw”, qui signifie “femme” en algonquin, donnant raison à une interprétation récente selon laquelle ce terme aurait une connotation péjorative.
Les institutions d’enseignement et les bibliothèques publiques sont particulièrement vulnérables à l’idéologie p.c. À Ottawa, un comité de la ville a recommandé que l’on se défasse de dictionnaires racistes, tels le Webster et l’Oxford, parce qu’ils incluaient sous les mots black et white quelques-unes des connotations rattachées à ces termes. Au sud de Londres, une école qui organisait son spectacle de Noël a remplacé le mot “ Christmas ” par “ december ” dans la chanson Happy Xmas de John Lennon, ex-chansonnier des Beatles. Raison donnée par l’autorité compétente: “ to avoid offending pupils from ethnic and non-Christian backgrounds ”. Au Japon, le romancier Yasutaka Tsutsui a cessé d’écrire pour protester contre une censure omniprésente, qui a éradiqué ou rectifié des mots tels “ servante” (remplacé par un mot anglais japonisé : maido), “ fou ”, “ aveugle ” ou “ savetier ”.

On le voit : cette idéologie s’épanouit partout où le conformisme idéologique est considéré comme une vertu cardinale, soit en raison d’un tissu social “ tricoté serré ”, soit par désir de créer un consensus favorable à la dissémination de produits culturels de masse.
Le succès de ces prescriptions normalisantes est à rapporter au phénomène que l’on désigne en anglais sous l’expression “ self-fulfilling prophecy ”. Dès lors qu’un groupe dénonce un usage linguistique comme dépréciatif et en propose un autre, l’espace du langage commun est perturbé. Les locuteurs qui recouraient à l’usage ancien en toute innocence ne peuvent plus le faire; qu’ils le veuillent ou non, cet usage est désormais connoté, voire marqué d’infamie. Deux voies sont alors possibles pour le locuteur informé: soit s’en tenir à l’usage établi et, ce faisant, s’opposer consciemment au groupe qui l’a dénoncé; soit adopter le nouveau terme afin de ne pas se laisser enfermer dans une logique de l’affrontement et de ne pas être stigmatisé publiquement comme “ dépassé ” ou comme un “ ennemi ” du groupe en question. Cette opposition peut en effet rapidement se durcir et créer des antagonismes bien réels là où il n’y en avait pas. On s’en est encore aperçu en Ontario lors de la polémique suscitée par la parution d’un Guide to non-sexist language. Pour la directrice de la publication, les critiques suscitées par ces recommandations suffisaient à prouver que “ a deeply entrenched hatred of women is there, to some extent”, ce qui rendait d’autant plus nécessaire l’ouvrage en question. Encore une fois, un raisonnement de type circulaire permet de légitimer a posteriori la mise en place d’une novlangue.

Certes, on pourrait rétorquer que c’est là le jeu social par excellence, où des groupes s’opposent les uns aux autres sur des questions données. Mais ici, le cas est particulier, parce que c’est le langage lui-même, lieu et instrument du consensus social, qui est visé. Stigmatiser des usages comme dérogatoires, en fonction d’objectifs politico-idéologiques, revient à forcer tout un chacun à pratiquer une autocensure en interdisant le débat sur la question même qui est en jeu.
L’imposition d’un langage rectifié a été facilitée par l’adoption d’une politique interventionniste des États en matière linguistique et elle est rendue inévitable par l’importance qu’ont prise dans le discours social les médias de communication, qui sont par excellence des machines consensuelles. Elle reflète aussi le rêve d’établir toute une société, voire la civilisation planétaire, sous le signe de la synchronie, en gommant la dimension historique. Le fait que la pensée p.c. américaine amalgame le trésor de la pensée occidentale sous le slogan du “ dead, white, european male ” n’est pas sans évoquer un fascisme intellectuel de triste mémoire. Mais ce slogan sert aussi des intérêts bien réels, qui ont tout à gagner au jeu de la tabula rasa. Déshistoriciser la langue et la culture permettrait de conférer aux groupes qui possèdent aujourd’hui le pouvoir culturel, c’est-à-dire les entreprises médiatiques et de consommation de masse, les moyens de modeler la civilisation tout entière. Une telle perspective, si elle se réalisait, serait tragique, car la mondialisation de la culture, pour souhaitable et inévitable qu’elle soit, ne doit pas se faire aux dépens de la dimension historique. La culture, au sens plein du terme, se développe dans le temps et dans l’espace, elle est respect du passé et de toutes les différences. C’est à cette condition seulement que l’individu peut se choisir, dans une certaine mesure, en dehors des contingences socio-historiques où son destin l’a fait naître.

Des signes semblent indiquer, toutefois, que l’idéologie p.c. est à bout de souffle ou qu’elle est maintenant susceptible d’être subvertie par son propre succès. Le langage prôné par ses tenants est en train de devenir un genre de discours, parmi d’autres. Ainsi, pouvait-on lire dans un journal québécois une traduction d’expressions tirées de The Official Politically Correct Dictionnary. Un alcoolique y est défini comme une personne dotée d’une sobriété à temps partiel; une personne chauve est capillairement désavantagée; un balayeur est un spécialiste de l’hygiène écologique (ou urbaine)… Dans la foulée, l’Américain James Garner a récrit une douzaine de contes de fées classiques en les rectifiant selon l’idéologie p.c. Un nain y est désigné tantôt comme “ a vertically challenged man ”, tantôt comme “ a differently statured man ” ou “ a man of nonstandard height ”. Cendrillon voit apparaître un homme qui se présente comme sa “ fairy godperson ” et qui tente de la dissuader d’aller au bal : “ So, you want to go to the ball, eh? And bind yourself into the male concept of beauty?”
On retrouve ici à l’œuvre le moyen le plus efficace par lequel un locuteur peut légitimement contourner la censure: c’est d’abonder dans le sens des censeurs, voire de renchérir sur leurs propos, de façon à exposer le système de pensée qui sous-tend cette position et d’en montrer le ridicule. En raison même du succès qu’il a remporté auprès des administrations de tout genre, le procédé d’euphémisation est maintenant devenu un puissant instrument de dérision et il pourrait même alimenter les blagues politiquement non correctes dont il visait l’élimination.

Intermède no 2

Un ancien colonial à qui on demandait combien il y avait d’habitants dans la ville dont il avait été administrateur à l’époque des colonies, répondit : “ Pas plus d’une centaine ”. Comme son interlocuteur s’étonnait qu’une aussi faible population ait pu donner un statut de ville à cet endroit, il se reprit : “ Ah! Mais je ne vous ai donné que le nombre de Blancs. Les indigènes étaient plusieurs dizaines de milliers. ” Des gouffres peuvent ainsi séparer les représentations sémantiques d’un même terme chez deux individus du même culture. Faudrait-il rectifier le mot habitant, sous prétexte que certains lui ont donné un contenu réduit à l’individu de race blanche ? 

À la recherche des sources

Le mouvement p.c. repose, on l’a vu par les divers exemples qui précèdent, sur une attitude essentialiste à l’égard du langage. Les mots, même les plus insignifiants, les plus conventionnels, sont automatiquement suspects. On en recherche la signification cachée, l’étymologie, et cet etymos logos, ou vrai terme, est perçu comme la vérité du mot et de ce qu’il désigne tout à la fois. Autre caractéristique: l’égalité est une vertu tellement cardinale qu’elle doit être réalisée non seulement dans le message, mais aussi dans l’apparence de ce qui est dit. Or, les explications linguistiques savantes, qui font appel à des catégories du type marqué / non marqué, ne répondent pas à cette exigence. Pas plus que la formation classique de mots composés. Ainsi, au début des années 90, le terme afro-american a été “ rectifié” sous la forme african-american, sans doute pour bien montrer que les deux composantes sont égales, et rendre l’Africain plus visible dans le composé. Ce dernier exemple confirme un autre trait déjà observé du langage p.c., à savoir le pouvoir d’un groupe d’imposer à la collectivité le terme par lequel il devra désormais être désigné et le bannissement subséquent des anciennes appellations.
Dans les milieux linguistiques, on tend à rapporter la suprématie du langage sur la pensée au triomphe de la thèse Sapir-Whorf. Dans ses recherches, en effet, le linguiste Benjamin Lee Whorf a tenté d’établir des “ affinités ” entre le langage et les normes culturelles (1969: 97). Son point de départ remonte à l’époque où il travaillait pour une compagnie d’assurances : il avait alors constaté que la façon de désigner les choses, dans le milieu social où un incendie s’était produit, pouvait expliquer un grand nombre de cas (p. 70-74). Malheureusement, son investigation n’a porté que sur le rapport entre langage et comportement, et n’a jamais sérieusement exploré si des représentations mentales individuelles ne pouvaient pas être indépendantes des mots et si ce n’est pas elles, plus que les mots, qui étaient à l’origine des comportements observés. Certes, la dominance, alors sans partage, des thèses behavioristes ne permettait sans doute pas qu’une investigation de ce genre dépasse le plan des manifestations observables et aborde la question des représentations proprement cognitives. En tout état de cause, la thèse Sapir-Whorf est le produit de son époque.

Sans vouloir minimiser l’impact de cette thèse et sa permanence aujourd’hui, je crois cependant qu’un phénomène aussi vaste que celui étudié ici est dû à des causes multiples et qu’il est l’aboutissement de diverses modifications de l’épistémè survenues au cours du XXe siècle.
La première de ces modifications, qui est la plus importante et dont les effets n’ont pas fini de se faire sentir, provient de l’exclusion progressive du référent, comme tiers obligé du discours, situé au point de confluence entre le signe et le sens. Comme le note George Steiner, ce décrochage a commencé vers la fin du XIXe siècle et est “ une des très rares révolutions authentiques de l’esprit dans l’histoire de l’Occident ” (1991: 120). En excluant le référent de son modèle linguistique, Saussure ouvrira la voie à une sémiotique de type binaire qui aura pour effet de remodeler les cadres de référence selon des formes rigoureusement symétriques, dans lesquelles les concepts s’opposent sur des axes bipolaires. En prétendant quadriller une topologie du pensable, la sémiotique a contribué à légitimer les cadres théoriques dont on a pu observer les impasses dans la réflexion sur la féminisation. L’exclusion du référent aura aussi pour effet de consacrer l’obsolescence de la notion de vérité, devenue le simple correspondant symétrique du faux. Or, à partir du moment où n’existe plus le butoir de la vérité, les perceptions se mettent à compter autant que la réalité. En fait, c’est le mot qui devient alors la réalité ultime. Il s’ensuit que tout un chacun peut se sentir offensé par un mot, un texte, indépendamment de la réalité de l’offense. L’intention de l’auteur de blesser ou non devient également non pertinente: tout comme elle a été évacuée du discours de la critique littéraire, elle tend à l’être progressivement du discours courant. La psychanalyse, qui a modifié en profondeur les mentalités, nous a en effet appris qu’une phrase pouvait être dictée par notre inconscient: l’offense, au lieu d’en être atténuée, en serait même alors considérée comme plus grave, précisément parce qu’elle émane de la partie la plus profonde, la mieux cachée et, par conséquent la plus “ vraie ”, de notre être.

En revalorisant l’activité allégorisante, Freud a aussi popularisé l’idée que de petites causes cachées pouvaient exercer des effets déterminants sur la psyché d’un individu, et par conséquent d’une société tout entière. Mais le pouvoir du langage deviendra sans partage avec la relecture que Lacan fera de Freud. Dans la théorie lacanienne, qui a joué un rôle non négligeable au cours des dernières décennies, le langage n’est pas seulement la réalité ultime, il est la vérité de l’être. Cela est très apparent dans ce manifeste qu’est le “ Discours de Rome”:
[…] « il est déjà tout à fait clair que le symptôme se résout tout entier dans une analyse du langage, parce qu’il est lui-même structuré comme un langage, qu’il est langage dont la parole doit être délivrée. (147)
C’était bien le verbe qui était au commencement, et nous vivons dans sa création. […] la loi de l’homme est la loi du langage […] (150)
C’est le monde des mots qui crée le monde des choses […] » (155)

On peut difficilement être plus explicite: avec Lacan, le langage est devenu l’alpha et l’omega de la psychanalyse, le concentré de l’être, le grand démiurge, la cause finale. E. Amado Lévy-Valensi, commentant Lacan, en conclura tout naturellement que “ le langage peut tout, sauf abdiquer sa propre essence qui est de dire vrai” (257). Si le discours de Freud se présentait comme un discours de la science et de l’observation, celui de Lacan renoue avec le cratylisme tout en récupérant au passage les stratégies millénaires des religions révélées. En faisant du concept de vérité le mot-clé de son analyse, qui revient plus d’une dizaine de fois dans ce seul texte, et à des positions stratégiques de l’argumentation ¾, Lacan se pose en prophète de la nouvelle religion psychanalytique et établit dogmatiquement sa parole à l’abri de la contestation. Ce n’est pas un hasard s’il va jusqu’à pasticher l’apôtre Jean, dont on a observé qu’il avait, lui aussi, fait un usage massif de ce concept (Vandendorpe, 1994).
En même temps, cette enflure du linguistique se combine avec un phénomène plus large, qui tend à enfermer l’individu dans ses déterminismes socio-économiques, culturels, et génétiques. Jamais sans doute la métaphore de l’enracinement n’a-t-elle été aussi populaire. Les communautés nationales, qui se voient menacées par la globalisation rapide de l’économie et de la culture, réagissent en utilisant tous les moyens possibles pour consolider la position de la langue nationale. Les folklores locaux, qui étaient en passe de disparaître, sont revitalisés, réinventés au besoin. Ce qui est valable pour des communautés nationales l’est également pour des communautés de tout genre. Chacun se hâte de positionner ses pièces sur le nouvel échiquier de la civilisation mondiale.

Intermède no 3

À Hong Kong, vers la fin des années 1980, on stigmatisait les Chinois qui persistaient à privilégier l’anglais plutôt que le cantonais en les appelant “heong chew” ou bananes, parce qu’ils seraient “ jaunes en surface et blancs à l’intérieur ”. Pour la même raison, les Indiens d’Amérique du Nord appellent red apples ceux des leurs qui sont assimilés à la civilisation blanche. Et, les Noirs américains qui tombent dans le même travers s’attirent l’épithète de coconuts. Ainsi, des groupes sociaux complètement différents par la race et la culture recourent à une même structure métaphorique, jouant sur l’opposition dehors / dedans, pour désigner des réalités similaires. Plus encore, ils n’hésitent pas, pour ce faire, à employer des caractérisations raciales stéréotypées, héritées du regard de l’Étranger. Puissance de la métaphore et de la culture dominante !

Épilogue

À la base du mouvement p.c., se trouve sans doute un avatar moderne du besoin de l’homme de rapporter à une cause extérieure les raisons de son malheur ou de sa souffrance. Naguère, on s’en rapportait à Dieu. Au cours de la vague marxisante, on s’en est pris à l’organisation de la société et des rapports de force. Aujourd’hui, le principe ultime du changement social se trouverait dans la langue. Pour les uns, il suffirait de modifier ici le fonctionnement du genre et de changer quelques pronoms. Pour d’autres, il faudrait cesser d’utiliser des noms communs qui réifient des handicaps. Ou encore, il y aurait lieu de bannir quantité de mots d’usage courant et de les remplacer par des termes purement dénotatifs, voire de recourir carrément à des termes mélioratifs et euphémistiques.
Certes, ces assauts contre le langage partent d’une bonne intention. Mais ils sont souvent mal orientés, comme on l’a vu à propos du mouvement de féminisation ¾ qui est venu renforcer les lourdeurs et les rigidités de la langue française en regard de l’anglais. Ils ont aussi pour effet le plus évident d’accentuer les clivages dans la société et de détourner d’une action sur les réalités sociales. Enfin, ils alimentent un  » ras-le-bol  » qui, en dernière analyse, ne peut que profiter aux forces du conservatisme dur.
Cela dit, il serait évidemment absurde de nier qu’il y ait influence du langage sur le cognitif. Le langage est un outil extraordinaire de développement intellectuel et d’appréhension du réel. C’est lui qui permet en partie de construire les cadres de référence de plus en plus raffinés dont nous nous servons pour catégoriser les données de l’expérience. Et il est impossible de parler de la pensée sans recourir à des mots, précisément. En outre, le langage est le principal moyen qu’ont les êtres d’échanger et d’agir sur leurs représentations respectives à un niveau très fin.
Mais, tout en étant socialisé, le langage revêt des configurations différentes selon les locuteurs. Le contenu cognitif correspondant à un mot donné est nécessairement modelé par l’expérience individuelle: celui-ci pourra instancier des schèmes cognitifs différents chez divers individus, voire chez un même individu à des moments différents de son existence.
Cela veut dire qu’il n’existe pas de relation bi-univoque entre le langage et nos réseaux cognitifs. Un train de pensée ne contraint pas une formulation linguistique unique et figée, sans quoi la traduction serait impossible. En fait, une configuration mentale donnée dispose d’une multitude de moyens pour s’exprimer. Inversement, elle peut ne pas trouver les mots qui lui permettraient d’accéder à l’expression. Comme le note fort justement Valéry: “ Excellent de ne pas trouver le mot juste, cela y peut prouver qu’on envisage bien un fait mental, et non une ombre du dictionnaire.” (p. 385)

Il s’ensuit que le fait de bannir un mot n’entraîne pas ipso facto la disparition du bagage cognitif correspondant ni même sa réorganisation. Le plus probable est que le nouveau mot hérite tout simplement des contenus et des connotations de celui qu’il remplace. Ce sont les données de l’expérience qui vont contraindre un mot donné à revêtir une acception plus étroite ou des connotations particulières dans telle ou telle communauté de locuteurs.
En somme, l’interface entre langage et pensée, loin d’être rigidement articulée, est de toute évidence fluide, à vecteurs variables. Sans cette fluidité, le langage serait pur signal et ne pourrait engendrer aucun des effets d’où la rhétorique tire son essence. Les mots peuvent changer et l’adoption d’un nouveau vocabulaire peut aider à alléger notre mauvaise conscience. Mais la croyance que l’on peut modifier les substrats cognitifs par une simple réorganisation du langage relève d’une illusion.



Ouvrages cités

AMADO LÉVY-VALENSI É. (1956) “ Vérité et langage du dialogue platonicien au dialogue psychanalytique”, La Psychanalyse I, 1953-1955, Paris: PUF, p. 257-274.

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ANGENOT M. (1991) “ Les idéologies ne sont pas des systèmes”, RS/SI, vol. 11, 2-3, 181-202.

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Texte publié avec l’accord de l’auteur.
Tous droits reservés © Christian Vanderdorpe. Du fondamentalisme linguistique
ou
de la tentation de rectifier la pensée par le langage

SEXE ET « GENRE » ET INCONSCIENT

     La mise en ligne de ce Liminaire – et des textes qu’il précède – a pris du retard. Afin de développer suffisamment les enjeux et les conséquences de l’implantation de la notion de « genre » dans le champ de la culture, de les situer dans leur plus récente actualité, j’ai ajouté d’autres lectures, des visionnements de documents vidéo, et donc recommencé plus d’une fois le travail d’écriture. Au final, plutôt que jeter l’éponge, le retard s’est imposé.

     Cependant, le retard a eu pour conséquence que la mise en ligne aurait dû se faire dans le contexte de la campagne électorale et des diverses élections.
     Le travail de réexamen critique de la notion de « genre » dans le champ de la culture met en cause nécessairement des décisions prises par les acteurs politiques français et par des instances européennes, ainsi que les discours qui travaillent, avec tous les moyens du militantisme, à troubler le jugement, et qui se mêlent aux campagnes électorales.

     Tenant, dans l’esprit de ce Blog, à séparer le temps et la sphère du politique de l’espace et du temps de l’ordre de la pensée, la mise en ligne des textes commencera après le 18 juin 2017.  

« ON NE NAÎT PAS… ON LE DEVIENT »

Addenda au texte UN PARTICULARISME DE SEXE

 

– « On ne naît pas chrétien, on le devient »
Tertullien

– « at homines, (…) non nascuntur, sed finguntur.
« On ne naît pas Homme, on le devient 
»
Érasme
[De Pueris instituendis, 1529]

– « On ne naît pas génie, on le devient »
Simone de Beauvoir
[Le Deuxième sexe, folio essais, Gallimard, 1976
Tome 1, 2e Partie, I. p. 228 ; 3e Partie, II, V, p. 377]

– « On ne naît pas femme, on le devient »
Simone de Beauvoir
[DS, t.2, chap. 1, p. 63]

 – « On ne naît pas mâle, on le devient »
Simone de Beauvoir
Tout compte fait
[Gallimard, folio, 1972, p. 614]

 

La sentence de Simone de Beauvoir – « On ne naît pas femme, on le devient » -, est devenue culte. Et pourtant, elle est une parmi d’autres variations du même moule, comme on peut le voir dans les citations mises en exergue, chacune affichant un particularisme, à l’exception de la sentence d’Érasme.
« Si les arbres naissent arbres, (…), les chevaux naissent chevaux, (…) les êtres vivants qui font partie de l’espèce humaine, ne naissent pas, [non nascuntur] ils ont à être formés, façonnés [finguntur] pour être des hommes [homines] qui appartiennent au genre humain (…) », telle est, pour Érasme, le « précepteur de l’Europe » [1], la condition humaine fondamentale.
Dans le contexte de 1949, en disant que « l’homme représente à la fois le positif et le neutre au point que l’on dit en français les « hommes » pour designer « les êtres humains » « le sens singulier du mot « vir » s’étant assimilé au sens général du mot « homo », [DS, t.1, p. 16], Simone de Beauvoir mettait une certaine confusion là où il n’y en a pas – [En latin : vir désigne homme (le mâle) opposé à femme (mulier) ; homo désigne l’être humain, celui qui appartient à l’espèce humaine, comme dans Homo Sapiens, comme dans « Homo sum humani nihil a me alienum puto », (Térence) : « Je suis homme et rien de ce qui est humain ne m’est étranger ».] -, mais ce brouillage pouvait donner, alors, plus de poids à sa sentence : « On ne naît pas femme, on le devient », [DS, t. 2, chap. 1, p. 63].
En 1972, plus de vingt ans après la parution du Deuxième sexe, dans Tout compte fait, Simone de Beauvoir réévalue son attitude touchant la condition de la femme.
Elle « reprend à son compte » la sentence de 1949 et sa thèse que « la féminité est une construction culturelle et non une donnée naturelle », thèse qui a besoin, dit-elle, d’être complétée : « la virilité non plus n’est pas donnée au départ », « On ne naît pas mâle, on le devient », [2]. Ce qui réinterroge la sentence première, répétée aujourd’hui comme un mantra, mise à la mode du genre, présentée comme une anticipation, voire une équivalence de la notion de genre.
Dans les pages qui suivent, Simone de Beauvoir continue de commenter sa propre évolution sur différents points. Concernant la relation de la femme à l’homme, « elle se range, dit-elle, du côté des féministes qui veulent garder à l’homme une place dans leur existence et dans leur lit », « elle répugne absolument à l’idée d’enfermer la femme dans un ghetto féminin » [3]. Simone de Beauvoir entend se démarquer des femmes « que la haine des hommes pousse à récuser toutes les valeurs reconnues par eux, à rejeter tout ce qu’elles appellent des “modèles masculins”. » Et elle poursuit [4] : « … Il ne s’agit pas pour les femmes de s’affirmer comme femmes » mais de devenir des êtres humains à part entière. Refuser les modèles masculins est un non sens. Le fait est que la culture, la science, les arts, les techniques ont été crées par les hommes puisque c’est eux qui représentaient l’universalité » (…) « Dans les richesses que nous leur reprenons », souligne-t-telle, « nous devons distinguer avec beaucoup de vigilance ce qui a un caractère universel et ce qui porte la marque de leur masculinité ». Pour elle, si des disciplines (en particulier la psychologie, la psychanalyse) peuvent faire l’objet d’une révision, il s’agit d’une « révision du savoir », et non de sa « répudiation ».

« Le Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes (HCEfh, Présidé par Danielle Bousquet, [5] depuis 2013, condamne l’usage du terme « homme », avec ou sans majuscule, qui ne représente que la moitié du genre humain et qui n’est pas universel, contrairement à ce qu’il prétend être », [6] ;
– « Il n’y a pas plus urgent, si l’on veut construire une société égalitaire, que d’en mettre au ban non seulement la règle du « masculin qui l’emporte sur le féminin », mais toutes les expressions qui reconduisent la domination masculine génération après génération » ; ne plus dire les droits de l’homme, mais droits humains, déclare Éliane Viennot [7].
Rejeter la valeur collective et générique du genre masculin conduit ce féminisme à voir des hommes partout, et que des hommes, à se plaindre ensuite de « l’invisibilité » des femmes, et à se lancer dans une guérilla pour « démasculiniser la langue française », au nom d’un combat contre l’« ordre masculin » qui voudrait conserver ses privilèges. Sauf que  cet « ordre masculin » n’existe pas, ni ses privilèges. Au besoin, cette militance les réinvente pour changer des règles de grammaire, fait une pétition pour changer celle selon laquelle « le masculin l’emporte sur le féminin », alléguant qu’elle préparerait à « occuper des places différentes et hiérarchisées dans la société », argument indéfendable.
« L’ordre masculin » n’existe que pour une militance qui persiste à refuser les arguments des linguistes (cf. Références, Antidotes, ci-dessous), à voir des « marques de sexe » là où il s’agit des genres de la langue française, à revendiquer d’« exprimer le féminin à égalité avec le masculin » dans la langue française, ce qui lui permet de faire durer les plaisirs de la revendication, mais répand l’inculture.
On ne peut tenir pour rien que le contexte des siècles passés était bien différent de celui d’aujourd’hui. En ces années 2000, les droits donnés aux femmes leur assurent une citoyenneté complète, non seulement l’égalité des droits, mais aussi la parité dans tous les secteurs de la vie sociale, imposée par la loi (loi du 4 août 2014).

« Dans les richesses que nous reprenons d’eux… »: les règles de grammaire. Telles qu’elles sont, elles n’ont pas empêché des écrivains, des penseurs de créer des œuvres, de grandes œuvres, lesquelles, à travers des traductions dans de nombreuses langues, constituent un patrimoine de l’humanité. Briser la continuité des œuvres de culture, faire que de proche en proche, ces œuvres et ces auteurs deviennent difficiles, puis impossibles à lire, c’est franchir la ligne où commence la « répudiation ».
« Dans les richesses que nous reprenons d’eux… »: les métiers, les fonctions, les grades, les titres. La question de leur féminisation devrait être traitée avec « beaucoup de vigilance » pour distinguer entre une possible révision du savoir, au cas par cas, et la volonté féministe de marquer le féminin de façon dogmatique.
Dans le « Guide pratique pour une communication publique sans stéréotype », [8] il est recommandé (recommandation 2, p. 12) d’accorder les noms de métier, titres, grades et fonctions avec le sexe des personnes qui les occupent, pour ne pas « invisibiliser les femmes ». Ce qui frappe à la lecture, c’est la prétention totalisante de ces « recommandations », qui appliquent systématiquement un critère militant, peu importe le sens des mots et la cohérence de la langue française.
Ainsi, il faut éviter de dire « Madame le maire » et préférer « Madame la maire » : on ne pourrait pas dire, fait-on remarquer, « le maire est enceinte », mais dire « la maire est enceinte » ne prête pas moins à confusion. [Reste Stendhal, cité par Simone de Beauvoir, (DS, t.1, p. 407) : « Parce qu’il était séduit par la jolie mairesse qui se disposait à célébrer son mariage ». Ainsi la mairesse peut exercer sa fonction, être jolie, voire enceinte.]
Marquer par principe l’identité du sexe n’a rien à voir avec l’égalité mais avec l’obsession féministe de symétriser, pour que ce soit « comme les hommes », « autant que les hommes ». Jusqu’à l’absurde.
Maître Tseng, est une femme. Qui oserait se donner le ridicule de féminiser un titre qui représente l’art du thé, l’un des plus hauts degrés de civilisation ?
Le titre de Meilleur Ouvrier de France (MOF) – Nathalie Galderini, sacrée Meilleur Ouvrier de France en 2004 ; – le Chef Andrée Rosier MOF en 2007 ne se féminise pas, sauf à croire que les hommes auxquels il avait été attribué jusqu’ici l’ont mérité du fait qu’ils étaient des hommes. Le concours de Meilleur Ouvrier de France, qui existe depuis 1924, honore de ce titre prestigieux quiconque met à l’honneur l’excellence et le savoir-faire pour plusieurs corps de métiers de l’artisanat. Ce titre ne met pas seulement à l’honneur la personne qui le porte, il honore la lignée de ceux auxquels quelqu’un succède. Une femme qui s’inscrit dans cette continuité de la transmission des traditions, de l’excellence et du savoir-faire d’un corps de métier, n’est pas moins « visible » avec le titre de Meilleur Ouvrier de France qu’un homme qui s’y inscrit avec le titre de Meilleur Ouvrier de France.

Le critère choisi par la militance féministe de la « visibilité » des femmes, dont des règles de rédaction, des graphies matérialisent encore plus le caractère visuel, – « pour que les femmes comme les hommes soient inclus.e.s, se sentent représenté.e.s et s’identifient » -, est un critère sensoriel, le plus propre à enfermer les femmes dans une spécification de sexe.
Après avoir tant réclamé de ne pas « essentialiser » la femme, contraindre une femme à s’identifier, de façon obsessionnelle et en toutes choses, comme femme est une « essentialisation » sous une autre forme, et, de surcroît, la substitution à une domination dite « masculine » d’une domination féministe, – néanmoins domination -, qui ne sert qu’elle-même et ne sait plus où s’arrêter.
La sentence de 1949 est à resituer à l’horizon de la sentence d’Érasme: une femme ne naît pas « un être humain à part entière », elle a à le devenir.

NOTES

[1] Jean-Claude MARGOLIN, ÉRASME, Précepteur de l’Europe, Julliard, 1995.
[2] Simone de Beauvoir, Tout compte fait, Gallimard, folio, 1972, p. 613-614.
[3] Simone de Beauvoir, Tout compte fait, op. cit., p. 626.
[4] Simone de Beauvoir, Tout compte fait, op. cit., p. 627-628.
[5] Cf. AUDITIONS I, II, III.
[6] Cf. p. 4 dans Contribution du HCEfh à la consultation nationale sur les programmes de l’école et du collège (cycles 2, 3 et 4) Contribution n°2015-0612-STE-017 destiné au Conseil Supérieur des Programmes, le HCEfh fait des suggestions pour que des règles de rédaction « rendant visibles les femmes autant que les hommes » soient systématiquement observées dans les programmes scolaires afin de construire une société d’égalité.
[7] Étudier le point de vue historique est une démarche légitime en terme de connaissance, mais s’en servir, comme le fait Éliane Viennot, pour réécrire l’histoire et démanteler la langue française est autre chose.
[8] [PDF] 
Guide pratique pour une communication publique sans stéréotype

RÉFÉRENCES ACCESSIBLES EN LIGNE

– CARPENTIER, Elisabeth, 1986
L’homme, les hommes et la femme. Étude sur le vocabulaire des des biographies royales françaises (Xle-Xllle siècle)
– HERESCU, N. I, 1948
Homo-Humus-Humanitas, Préface à un humanisme contemporain
– MATTHIEU, Cécile, 2007, Sexe et genre féminin : origine d’une confusion théorique La linguistique 2007/2 (Vol. 43)

ANTIDOTES
– Alain BENTOLILA
« Le masculin l’emporte sur le féminin ». Changer notre grammaire ? C’est un faux combat et Genre et Sexe: la langue française coupable de discrimination ?
– Jean-François REVEL
Site consacré à Jean-François Revel et son œuvre.
chezrevel.net/le-sexe-des-mots/‎
– Jean-Jacques RICHARD
Ce que propose ce site Grammaticalité et grammaire française
Les genres : masculin et féminin ; vraiment ?
Epicène, qu’est-ce à dire ?

L’ŒUVRE

Addenda au texte ÉGALITHÈQUE

« … Si l’exigence d’égalité est une noble aspiration dans sa sphère propre – qui est celle de la justice sociale –, l’égalitarisme devient néfaste dans l’ordre de l’esprit, où il n’a aucune place.
La démocratie est le seul système politique acceptable, mais précisément elle n’a d’application qu’en politique. Hors de son domaine propre, elle est synonyme de mort : car la vérité n’est pas démocratique, ni l’intelligence, ni la beauté, ni l’amour (…)  »
Simon LEYS [1]

      Des Journées dites du Matrimoine se sont déroulées les 19-20 septembre 2015, à l’initiative d’associations comme HF Île-de-France et Osez le féminisme. Selon elles, « la culture est un lieu de reproduction des inégalités genrées », « 95%de l’héritage culturel est constitué d’œuvres créées par des hommes ». À un héritage « transmis par les pères » (patrimoine) il faut ajouter l’héritage « transmis par les mères » (matrimoine), et donc « substituer » à l’héritage « transmis par les pères », « un héritage commun, mixte et égalitaire ».
Dans le même temps, s’est tenue à Paris l’exposition Élisabeth Louise Vigée-Lebrun [23 septembre 2015-11 janvier 2016, au Grand Palais], ce qui donne l’occasion de revenir sur différents propos de Simone de Beauvoir concernant l’activité créatrice de cette artiste peintre, et plus généralement sur la création d’une œuvre.

Contrairement aux associations féministes citées plus haut, Simone de Beauvoir soulignait que « c’est dans le domaine culturel que les femmes ont le mieux réussi à s’affirmer », (DS, tome 1, p. 227). Il y a une catégorie de femmes, dit-elle, « dont la carrière, loin de nuire à l’affirmation de leur féminité, la renforce », ce sont « les actrices, les danseuses, les chanteuses », (…) « leurs succès professionnels contribuent à leurs valorisation sexuelle », (…) elles trouvent dans leur métier une justification de leur narcissisme » : « c’est une grande satisfaction pour une femme éprise de son image que de faire quelque chose simplement en exhibant ce qu’elle est ». Mais cette prérogative a un revers, celui de favoriser « le culte de soi », qui assèche « la générosité de s’oublier », (DS, t. 2, p. 626-627).
« Ce qui manque à la femme pour faire de grandes choses, dit S. de Beauvoir, c’est « l’oubli de soi », (DS, tome 2, p. 626), elle peut réussir dans « des carrières honorables » mais ne parvient pas à accomplir « de grandes actions ». Affirmation bien malvenue en 1949, au lendemain de la seconde guerre mondiale où tant de femmes ont eu « la générosité de s’oublier » pour participer à de « grandes actions », voire à les initier elles-mêmes. S. de Beauvoir ajoute encore : « Les individus qui nous paraissent exemplaires, ceux que l’on décore du nom de génies, ce sont ceux qui ont prétendu jouer dans leur existence singulière le sort de l’humanité », « aucune femme ne s’y est crue autorisée », (DS, tome 2, p. 639). Et pourtant.
Le 12 mai prochain sera célébrée, dans le monde entier, la Journée internationale des infirmières, à la date l’anniversaire de la naissance de Florence Nightingale [2], (1820-1910), celle qui, en choisissant d’assumer « l’énorme fardeau du poids du monde », la guerre, [Guerre de Crimée 1854-1856], a révolutionné les soins infirmiers, l’organisation des hôpitaux, crée une formation et un statut pour les infirmières, contribué à la médecine préventive, à l’hygiène et la santé publique, au développement de la statistique médicale. Henry Dunant lui-même a reconnu que les idées qui l’avaient amené à fonder la Croix-Rouge avaient été influencées par l’œuvre de Florence Nightingale.
Tout faisait obstacle à Florence Nightingale, en particulier sa mère, la corporation des médecins. C’est à son père qu’elle doit son éducation intellectuelle (mathématiques, statistiques, langues étrangères, [français, allemand, italien, latin et grec], histoire et philosophie).

Bien des pères ont passé outre la société [3] dont ils étaient contemporains et encourageaient leurs filles. À la question « Et si Picasso avait été une fille ? » [4] , la réponse est que son père l’aurait initiée tout autant, comme ce fut souvent le cas pour plus d’une artiste femme, dont Élisabeth Vigée Le Brun (1755-1842).
On ne peut que regretter que Simone de Beauvoir ait pris cette artiste comme support de sa critique : « Au lieu de donner généreusement à l’œuvre qu’elle entreprend, la femme trop souvent la considère comme un simple ornement de sa vie ; le livre et le tableau ne sont qu’un intermédiaire inessentiel lui permettant d’exhiber publiquement cette essentielle réalité : sa propre personne. Aussi est-ce sa propre personne qui est le principal – parfois l’unique – sujet qui l’intéresse. Mme Vigée-Lebrun ne se lasse pas de fixer sur ses toiles sa souriante maternité », écrit Simone de Beauvoir, (DS, t. 2, p. 631). Ces propos dépréciateurs ne correspondent ni à l’œuvre ni à la vie d’Élisabeth Vigée Le Brun [5]. Le tableau, ciblé ici par Simone de Beauvoir, nommé par le public, qui le plébiscita, « Tendresse maternelle », (1786) n’est pas seulement un tableau d’une mère avec sa fille, mais d’une mère qui est aussi le peintre du tableau [6]. Il est étonnant que Simone de Beauvoir n’ait pas reconnu le destin hors norme d’une femme très douée, indépendante, qui vécut de son travail de peintre, de la vente de ses tableaux, dont la grande réputation en tant qu’artiste et portraitiste l’accompagna partout. Même dans les moments politiques très bouleversés de la Révolution et de ses conséquences, elle sut s’imposer, relever tous les défis dans les nombreux pays, (y compris la Russie), où la conduisirent treize ans d’exil.
C’est une constante chez S. de Beauvoir de déplorer que les contributions des femmes soient « d’un moindre prix ». « Jusqu’au XXe siècle, les femmes artistes ne font pas preuve d’autant de génie que leurs condisciples masculins, (…), « aucune n’a cette folie dans le talent qu’on appelle le génie », (DS, t. 2, p. 633), et elle mettait ce « moindre prix » au compte des conditions sociales qui empêchent l’accès des femmes à une formation adéquate.

Simone de Beauvoir a repris une phrase de Stendhal, « Tous les génies qui naissent femmes sont perdus pour le bonheur du public » [7], en la complétant ainsi: « À vrai dire, on ne naît pas génie: on le devient; et la condition féminine a rendu jusqu’à présent ce devenir impossible », [DS, t.1, p. 228 et 377]. Ce en quoi elle confond la sociologie des institutions et la création d’une œuvre : il n’existe aucune formation pour devenir génie.
On ne devient pas génie, cela ne s’enseigne pas, ne dépend pas du « genre », il y a une part de don, qui se décèle souvent avant toute formation, voire même toute scolarisation. Combien de génies ont été des enfants précoces – précocité particulièrement remarquable et fréquente dans le domaine de la musique [8]. Qui plus est, il n’y a pas de génie qui n’entre en rébellion contre la formation reçue, contre son époque, contre ses maîtres, pour accomplir son œuvre.
Nombre de femmes qui sont devenues d’immenses et illustres artistes, pianistes, chanteuses, professeurs, ont reçu une formation, donnée, non au titre de femmes, mais de futures interprètes, instrumentistes. Elles ont attaché leur nom à des génies, nous donnant accès à leurs œuvres, sans développer « le culte de soi ». De même, Nadia Boulanger, « Mademoiselle » [9], ne voyait pas dans ses élèves des hommes ou des femmes, elle a formé quantité de musiciens, certains devenus compositeurs.
Aucun domaine ne doit autant que l’Art sa pérennité, son développement, sa présence dans une société humaine aux relations étroites, passionnées entre créateurs et interprètes. Vouloir catégoriser un héritage « transmis par des femmes » et un autre « transmis par des hommes, constituer un « matrimoine » / « patrimoine », une telle classification des créateurs selon le sexe est une démarche ségrégative, aberrante, tout aussi contestable qu’une initiative antérieure.
En 2013, déjà, Le Dictionnaire universel des créatrices avait fait un recensement de la contribution des femmes au patrimoine culturel mondial, alléguant qu’il donnerait « une généalogie aux femmes », un « repérage culturel pour se former »: « les hommes l’ont déjà, eux, et les femmes ont jusqu’ici été sommées de s’identifier aux grandes figures masculines » [10], propos où s’entend le parti pris militant au détriment de l’enjeu. Il n’y a pas de « généalogie de femmes » ou de généalogie d’hommes », c’est là une idée folle qui falsifie l’histoire de l’art et les conditions de la création des œuvres de l’esprit. On ne peut que refuser cette conception séparatiste qui veut transmettre un héritage de ressentiment et désorganiser, avec une méconnaissance fatale, des lignées de culture entre artistes et penseurs.

L’oubli social d’une œuvre fait partie de l’héritage d’une génération. Cet oubli a de multiples causes : l’effacement d’une génération par une autre, les modes intellectuelles, culturelles, des mouvements novateurs, des controverses, des transformations techniques, le contexte biographique [11]. Cet oubli touche des hommes comme des femmes, selon les périodes historiques, ainsi, par exemple, François Poullain de la Barre, (1647-1773), « au dix-neuf siècle semble définitivement oublié » [12], jusqu’à ce que, en 1949, Simone de Beauvoir le cite en exergue [13] au Deuxième sexe.
Les moyens d’aujourd’hui – radios, télévisions [14], l’organisation, des archives, leur numérisation, leur consultation sur Internet – donnent des possibilités considérables pour retrouver, découvrir, redécouvrir des auteurs à travers les siècles. Tous les moyens de pallier l’oubli social, cependant, ne se valent pas.
Dans la nuit du 25 au 26 août 2015, l’association Osez le féminisme a « féminisé » tout un quartier de Paris (l’île de la Cité) et rebaptisé les plaques des rues existantes avec des noms de femmes, (Opération FémiCité.) L’idée était d’attirer l’attention de la Mairie de Paris afin d’augmenter les statistiques du nombre de noms de femmes donnés à des rues parisiennes. Parmi les noms choisis, selon les goûts de l’association [15], le nom d’Élisabeth Jacquet de la Guerre, « une compositrice et grande musicienne qui a joué à la cour au XVIIe siècle », gratifiant cette époque d’« époque pendant laquelle le patriarcat était vraiment dominant », mention qui n’est pas au premier plan du travail qu’a publié, en 1995, Catherine Cessac sur cette musicienne [16].
Répondant à l’appel de cette association, en décembre 2016, le Conseil de Paris décida d’honorer la mémoire de Jacqueline (Worms) de Romilly (1913-2010), en donnant son nom à une « placette », à la jonction de la rue Descartes et de la rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, (Paris 5e). Ce geste honorifique ajoutera aux statistiques, mais c’est une vaine gloire car il est plus que compatible avec le délaissement de l’œuvre et des combats de J. de Romilly.

Quand une œuvre est tombée dans l’oubli, c’est le travail des vivants contre l’ignorance, contre l’indifférence au « travail de penser », pour reprendre l’expression d’Hanna Arendt, qui peut réveiller l’œuvre, la transmettre et l’ouvrir à l’activité créatrice d’autres générations.

[1] Le Studio de l’inutilité, Champs essais, Flammarion, 2014, p. 289-290.
[2] Florence NIGHTINGALE (1820 – 1910) – Medarus
Florence Nightingale – International Bureau of Education – Unesco
[3] L’éducation des filles préoccupait les humanistes. Thomas More (1478-1535), le catholique, donna une éducation de haut niveau à ses filles.
[4] Nochlin Linda, « Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grands artistes femmes ? », in Femmes, art et pouvoir, Éditeur, Jacqueline Chambon, 1993.
[5] http://laplumedeloiseaulyre.com/?p=3439
[6] Elle fit d’autres portraits de sa fille, dont un de Julie, âgée de 7 ans, se regardant dans le miroir La relation mère-fille fut peu « souriante », déchirée de conflits. Julie mourut à 39 ans. Élisabeth Vigée Le Brun perdit sa seconde fille en bas âge.
[7] Stendhal, De L’Amour, folio Gallimard, 1980, chap. LVI, p. 220.
[8] Lili BOULANGER, (1893-1918). Ce qu’a dit d’elle le chef d’orchestre Igor Markevitch : « En tant qu’ami de la France, je voudrais vous dire ma surprise que Lili Boulanger ne soit pas considérée pour ce qu’elle est : c’est à dire la plus grande des femmes compositeurs de l’Histoire de la Musique ! (…) elle était la première femme à être envoyée à Rome comme premier Grand Prix (…) elle écrivit des œuvres remarquables avec une précocité qui fut aussi étonnante que celle d’un Arthur Rimbaud ou d’un Raymond Radiguet. Au moment où la tendance générale des créateurs français était celle qui allait trouver sa raison d’être dans l’obédience d’Erik Satie, et culminer avec le Groupe des Six naissant, elle écrit des œuvres monumentales qui sont des œuvres religieuses avec chœurs, soli et orchestre. Voilà donc une jeune fille occupée à toute autre recherche, avec une indépendance totale », Lili Boulanger, sur musicologie.org] [France-musique lui a consacré toute la semaine du 8 au 12 février 2016].
[9] Nadia BOULANGER, (1887-1979) Nadia Boulanger – Bruno Monsaingeon
[10] Éditions Des Femmes, novembre 2013 ; eBook novembre 2015.
[11] Marie Antonietta Trasforini: « Du génie au talent: quel genre pour l’artiste? », Cahiers du genre, n°43, 2007, L’harmattan, p. 128-129.
[12] Martine Reid, Préface à De l’égalité des deux sexes, (1673), Gallimard, folio, 2015, p. 10.
[13] Au début du tome 1: « Tout ce qui a été écrit par les hommes au sujet des femmes doit être suspect, car ils sont à la fois juge et partie » ; un peu plus loin, il y a une autre phrase que Simone de Beauvoir n’a pas retenue : « Il faut considérer que ceux qui ont fait ou compilé les lois étant des hommes ont favorisé leur sexe, comme les femmes auraient peut-être fait si elles avaient été à leur place… », De l’égalité des deux sexes, (1673), Gallimard, folio, 2015, p. 65; p. 67-68.
[14] En ce début 2017, Arte diffuse une série documentaire « Les Oubliés de l’histoire », sur des destins d’hommes et de femmes hors du commun, et oubliés. Ainsi Jacqueline Auriol (1917-2000) première femme pilote d’essai en France ; au titre d’ancienne élève de l’École du Louvre, elle fit la rénovation de la décoration de l’Élysée quand Vincent Auriol, (son beau-père) s’y installa en tant que premier Président de la IVe République.
[15] Des rues de Paris renommées pour honorer les femmes | Le Figaro …
[16] Catherine Cessac, Elisabeth Jacquet de la Guerre, Une femme compositeur sous le règne de Louis XIV, Actes Sud, 1995. (France-Musique a consacré des émissions à cette musicienne, le 5 mars 2014 et toute une semaine d’émissions du 3 au 9 octobre 2015).

 

 

LA NOTION DE « GENRE »APPLIQUÉE AU CHAMP DE LA CULTURE

La notion de « genre » est entrée dans l’arène médiatique avec un retentissement démultiplié par une polémique opposant « études de genre » à « théorie du genre », polémique sans fin.
La confusion terminologique parcourt le « champ de bataille » des féminismes, ainsi que les différentes théories qui s’approprient la notion de « genre ».
En 2007, Judith Butler, Éric Fassin*, Joan W. Scott* faisaient, sous le titre évocateur « Pour ne pas en finir avec le genre », le bilan de « l’usage généralisé » de ce terme, sésame à la mode pour obtenir des fonds, de sa « routinisation », ce qui lui fait « perdre en efficacité critique ».
En 2005, la Commission générale de terminologie et de néologie [« gender », 22 sept. 2005 …] avait fait des recommandations « devant l’utilisation croissante du mot genre dans les médias et même les documents administratifs », devant « un usage abusif du mot genre, emprunté à l’anglais gender » notamment dans les ouvrages et articles de sociologie… » ; « …la substitution de genre à sexe ne répond pas à un besoin linguistique et l’extension du mot genre ne se justifie pas en français… ». Recommandations sans suite, et pour cause.
En 2006, un texte, intitulé « Le “genre” interdit ? », dénonça « une position de nature politique » ; en 2008, Éric Fassin qualifia « d’hostile » cette mise au point de la Commission générale de terminologie, l’associant, non sans mauvaise foi, à celle du Conseil pontifical pour la famille, comme si les raisons de la première étaient les mêmes que celles du second.

S’il est exigible de séparer l’ordre politique de l’ordre religieux, il est non moins exigible de séparer l’ordre militant de l’ordre des savoirs.
La version aujourd’hui dominante – le sexe est biologique, le genre est social – est issue de la double influence cumulée des militantismes (féministe, Queer) et des sciences sociales. Sans la politisation de leurs revendications, des études de genre n’auraient jamais pu, par elles-mêmes, assurer le succès soudain d’une notion controversée comme celle de « genre », devenue le référentiel orientant les politiques publiques des pays membres de l’U.E. L’engagement féministe, militant dans l’élaboration du travail de pensée réussit à imposer sa version, en revendiquant une démarche de savoir et en recourant à l’argument politique pour disqualifier les objections qui lui sont faites, les traitant de « conservatrices », « réactionnaires », « traditionnelles », etc. Cette bascule continuelle d’un registre à l’autre a crée au fil des décennies un climat de désorientation et d’intimidation, rendant difficile d’ouvrir un débat public intellectuellement éclairé.
Le travail de réexamen de l’application de la notion de « genre » au champ de la culture se partagera entre l’espace du Blog (cf. Sommaire ci-dessous) et celui du livre.
Un livre est en préparation, (parution 2017), où sera mise en discussion la « nouvelle ère anthropologique », (Irène Théry, Camille Froidevaux-Metterie), basée sur l’introduction de la dimension du genre dans la filiation, la désinstitution de la différence des sexes, la « désexualisation des rôles ». Le fil d’Ariane de ce réexamen sera l’œuvre de Pierre Legendre qui « n’examine pas la société sociologiquement » mais la « prend comme une donnée d’ordre anthropologique : la production des montages de l’Interdit qui porte le sujet et la reproduction des générations. » [LES ENFANTS DU TEXTE, Leçons VI, Fayard, 1992, p. 320].

Après un temps de réorganisation du Blog, l’ensemble des Textes et les Annexes, sera mis en ligne le 12 janvier 2017.

* TEXTES EN LIGNE :
– Éric Fassin, (2005) « Un champ de bataille »
– Judith Butler, Éric Fassin, Joan W. Scott (2007) Pour ne pas en finir avec le « genre »… Table ronde
– Éric Fassin, (2008) « Une histoire politique ambiguë d’un outil conceptuel »
– Joan W. Scott « Genre : Une catégorie utile d’analyse historique » et  « Le genre : une catégorie d’analyse toujours utile ? »


SOMMAIRE

LIMINAIRE
SEXE ET GENRE, ET INCONSCIENT

A. LA « PÉDAGOGIE DU GENRE » APPLIQUÉE À LA PETITE ENFANCE

Partant de l’idée que les enfants sont « conditionnés » dès la naissance par l’assignation sexuée différenciée, le Rapport de l’IGAS 2012 sur l’égalité entre les filles et les garçons dans les modes d’accueil de la petite enfance, a développé un programme de « pédagogie du genre » afin de « déconstruire » les « stéréotypes sexistes, de « genre », de « ne pas enfermer les enfants dans des rôles sexués stéréotypés », dont vêtements, couleurs, jouets, jeux, livres, comportements sont les signes.
Cette « déconstruction » doit contribuer à « prévenir » les « inégalités » affectant les femmes dans le monde du travail et les « violences » qui leur sont faites.
Après une phase d’ « expérimentation » dans des crèches pilotes, dites « égalicrèches », ce Rapport préconise la généralisation de la « pédagogie du genre ».

1. PROGRAMME DE LA « PÉDAGOGIE DU GENRE »
2. OBJECTIONS À « LA PÉDAGOGIE DU GENRE »
3. « UNE PERSÉCUTION GÉNÉRALE DE L’IMAGINATION ET DU FANTASME »

B. « ÉGALITHÈQUE »
ADDENDA 2016
L’ŒUVRE

« Décrypter les stéréotypes sexistes » dans les manuels scolaires, dans les livres d’histoire, dans la littérature jeunesse, faire la chasse aux « représentations inégalitaires », compter, vérifier partout la « parité », ainsi se constitue une « égalithèque », mais sûrement pas une bibliothèque digne de ce nom.
La classification des artistes et des créateurs selon leur sexe est une démarche ségrégative, qui contrefait l’histoire de l’art en méconnaissant les lignées de culture du génie créateur et les conditions des œuvres de l’esprit.

C. UN PARTICULARISME DE SEXE
ADDENDA 2016
« ON NE NAÎT PAS… ON LE DEVIENT »

Faire de la langue française orale et écrite le terrain où poursuivre une lutte contre la domination du « masculin » jusqu’à « l’abolition des privilèges masculins », « démasculiniser la langue française », changer des règles de grammaire, introduire dans l’espace public des préférences de « genre » dans la manière d’écrire le français, tel est le programme d’un particularisme qui veut « genrer » le langage en fonction du sexe.
Après avoir tant réclamé de ne pas « essentialiser » la femme, ce particularisme de sexe ne fait que contraindre une femme à s’identifier, de façon obsessionnelle et en toutes choses, comme femme : une « essentialisation » sous une autre forme, et impérative.

D. UNE « FAUSSE AURORE »

La promesse d’une nouvelle aurore s’était levée avec des droits pour les femmes, un gain culturel pour elles, et au-delà d’elles. Aujourd’hui, une « fausse aurore » est en passe de l’éclipser.
Ce qui avait été gagné en termes d’égalité se trouve perdu en termes de différence, celle-là même sur laquelle le gain culturel se fonde, et ce qui est perdu engage des conséquences bien au-delà de l’égalité.
De « désexualisation » en « déféminisation », en symétrisation des rôles des parents, égaux interchangeables, on arrive à la « défamilialisation ». Un tel retournement ouvrirait, dit-on, une « nouvelle ère anthropologique », celle de la fin de « l’immémoriale division sexuée du genre humain », de « l’avènement d’un individu désexualisé, c’est-à-dire affranchi des anciennes assignations de genre… ».

1. « ON NE NAÎT PAS FEMME, ON LE DEVIENT »
2. « L’ÉMANCIPATION DE LA MAISON ET DE LA VIE DE FAMILLE »
3. LA « DÉFAMILIALISATION »
4. LA FEMME EN TANT QUE MÈRE