FAIRE-NAÎTRE

1ère Partie

      Le 15 novembre 2012, dans le cadre des auditions [8. XI – 20. XII] sur « le projet de loi visant à ouvrir le mariage et l’adoption aux  personnes de même sexe », à l’invitation du rapporteur de la Commission des lois, Erwann Binet (PS), s’est déroulée l’audition sur « l’approche des « psychanalystes, pédopsychiatres, psychiatres ». Chacun disposait de 10 à 15 minutes, puis de 5 à 7 minutes pour répondre aux questions posées par les (2) rapporteurs et les (9) députés présents. Je m’en tiendrai aux principaux arguments avancés (exposés et réponses aux questions) par les différents intervenants. Ce compte-rendu, nécessairement très condensé, sera suivi d’un commentaire.

      Stéphane Nadaud, [Pédopsychiatre, Ville-Évrard] intervient à deux titres. En tant que philosophe, il a participé en 2005 à un travail commun sur le « mariage ouvert aux personnes du même sexe » dans le cadre de la Fondation Copernic. Il part de l’idée que le droit s’alimente à « deux mamelles » – la « canonique », de caractère religieux, sacré ; la « civiliste », (droit romain), plus laïque, ce qui mène à deux discours qui s’opposent. Il veut se démarquer de certains « professionnels psys », psychanalystes notamment, qui se font l’écho de la « mamelle canonique », religieuse, (alors que Freud a voulu dégager la psychanalyse de l’illusion religieuse), pour lesquels le mariage reste du côté du sacré, du supra-étatique, du symbolique, du naturel, la filiation étant calquée sur la filiation biologique, avec un rapport sexuel entre un corps masculin et un corps féminin, ce qui lui pose question. Ce type de discours excède, dit-il, cette « noble science qu’est la psychanalyse », qui est « avant tout une instance de soins et de compréhension du psychisme ». Le droit français n’est pas que canoniste, il est civiliste : exemple l’adoption qui repose sur une fiction juridique (non biologique). En tant que clinicien, S. N travaille « avec des bases théoriques et pratiques psychanalytiques ». Discriminer la part homoparentale dans des souffrances psychiques est difficile. Il fait référence à la première étude faite en France par lui-même sur une population d’enfants élevés et conçus par des homosexuels. À l’époque, dit-il, il voulait montrer ce qui est, pas ce qui devrait être (position de moraliste), sa thèse n’était pas faite pour servir à légiférer. Il récuse l’idée qu’il serait un « expert » et rappelle le point d’interrogation à la fin du titre de son livre paru en 2002 (Fayard) L’homoparentalité, une nouvelle chance pour la famille ? À l’époque du Pacs et de sa thèse (1999-2000), la question pour lui était de savoir si l’entrée de l’homosexualité dans la famille allait être une avancée dans le « familialisme », quelque chose qui n’est pas très positif. Il considère que si les homosexuels veulent entrer dans « le temple de la névrose et de la famille », c’est une bonne chose. Reste la question des « deux visions de la loi extrêmement opposées » : l’une « enregistrative », qui entérine « l’évolution de la société, se met à la page ; l’autre qui pose les fondements, quelque chose de supra-étatique, supra-naturel, une vision « fondamentaliste », celle d’une « loi bien dure, qui dit c’est comme ça que ça doit être, depuis la nuit des temps », celle, par exemple, de Legendre. On se trompe si on s’en tient seulement à une seule vision, les deux ne s’opposent pas, « la loi s’alimente aux deux ».

      Suzanne Heenen-Wolf, [Belgique, psychologue-psychanalyste, Université Catholique de Louvain], mène une recherche sur les enfants dans des familles homoparentales. Elle s’appuie sur des études menées depuis 38 ans aux USA qui montrent qu’il n’y a pas de spécificité de ces enfants là, ce qui peut étonner un psychanalyste. Si c’est « prouvé », et si ça ne coïncide pas avec la théorie, alors c’est la théorie qu’il faut  modifier. Avec Freud, on a cru que l’identification passait pour le garçon par le père, pour la fille par la mère, mais ce n’est pas aussi nécessaire que ça. « Ce qui sexualise, c’est le regard de l’adulte » : deux femmes qui élèvent un garçon vont projeter sur lui, sauf psychose majeure ; même chose pour deux hommes avec une fille ; qui plus est, il y a l’entourage familial, et l’environnement qui « dégorge d’images de la famille nucléaire traditionnelle ». Les enfants d’homosexuels arrivent très bien à construire une « scène originaire »., Le problème, c’est la stigmatisation, et notamment par « les remarques désagréables de la part des psychanalystes ». S. H-W soutient qu’évoquer l’inceste dans ce contexte montre bien que l’homophobie s’est « déplacée » sur l’homoparentalité, (ça suggère la pédophilie). Il n’y a aucune spécification des enfants de familles homoparentales, sauf une plus grande ouverture à l’adolescence, plus de liberté interne par rapport à la sexualité. Ces enfants vont bien, ça nous « défie » à cause de nos « stéréotypes », mais aucune recherche « étayée scientifiquement » a prouvé qu’un enfant avait besoin d’une mère et qu’il était favorisé en étant élevé par une mère plutôt que seul avec son père ; croire que « le mieux c’est papa, maman et moi est un fantasme ».

      Elisabeth Roudinesco, [Psychanalyste et Historienne de la psychanalyse], se déclare « favorable à la loi, comme nombre de ses collègues sociologues, anthropologues, historiens, comme « 1200 psychanalystes qui viennent de se prononcer très courageusement en faveur de cette loi ». Il lui semble « assez incompréhensible que des « spécialistes du soin psychique, s’occupant d’enfants en détresse ou de familles perturbées », ne soient pas en faveur de cette loi. Ces derniers « prétendent que le mariage homosexuel serait la fin et le déni de la différence des sexes, le malheur pour des enfants condamnés à avoir des parents pervers, sans domicile filiatif, sans loi du père séparateur », ils se réclament d’une conception freudienne de la famille qu’on ne trouvera jamais chez Freud, qui n’a pas crée « une psychologie familialiste ». Depuis la dépénalisation de l’homosexualité, il y a un désir de normativité des homosexuels, et après l’hécatombe du sida,, une aspiration à la normalité, un désir de vie et de transmission. Si elle leur « accorde qu’ils ne sont pas homophobes », les opposants à la loi veulent que les homosexuels restent des « pervers », et les laisser « hors de l’ordre procréatif ». Ceux, qui, « en experts » prétendent que le bien de l’enfant requiert par essence, la présence nécessaire d’un homme et d’une femme, d’un père et d’une mère », devraient réfléchir au personnage de Victor Hugo, Jean Valjean, à la relation « au-delà de la différence des sexes » qu’il établit avec Cosette. L’évocation de l’inceste est « scandaleuse » ; la prohibition de l’inceste c’est le cas Œdipe, on ne peut pas épouser sa mère etc. ; l’inceste des personnes adultes consentantes n’a rien à voir avec les abus sexuels d’un parent sur son enfant. Il faut dire la vérité aux enfants, les couples homosexuels ont apporté pour l’ensemble des familles la nécessité de dire la vérité, ça a fait avancer notamment la PMA, avec la demande d’avoir accès à la trace biologique de l’origine. Un sperme ça n’est pas un père, une semence n’est pas un père.

      Jean-Pierre Winter, [Psychanalyste], se présente en « témoin qui pense et observe et qui rend compte de ce qu’il observe », pas comme « expert », même s’il s’intéresse depuis déjà quelque temps à « l’homoparenté » (référence à son livre Homoparenté, Naître de parents de même sexe, Albin Michel, avril 2010). Il rappelle que le souci des psychanalystes ce sont les effets de la filiation pour toute famille. Différents problèmes se posent. Dans le cas du recours à la PMA pour des couples homosexuels, J. P W propose, dès lors que ça ne relève pas de la médecine, que l’on dise Procréation Socialement Assistée, (cf. le manifeste qu’il a signé avec R. Frydman, Abandon sur ordonnance : Manifeste contre la législation des mères porteuses, Collectif. Édit Bayard, janvier 2010). Tout enfant a un père et une mère, qu’est-ce qu’une société qui décide d’autoriser a priori l’effacement d’un des deux. Du point de vue du psychisme, l’inscription du terme de « parent » revient à une neutralisation, à effacer le fait qu’un enfant est le produit d’une certaine « mixité » sexuelle (pas du tout sur le même plan que la « mixité » culturelle), ce qui fait que l’on peut différencier ce qu’il en est d’une vision du monde d’un homme quand il est confronté à la vision du monde d’une femme. Interrogé sur la question de quel père il s’agit, le père juridique, ou génétique ou social, J.P W répond que c’est les trois à la fois, mais il arrive souvent, et pour tout couple, que l’un vienne à manquer, c’est un accident de la vie (la société répare si elle le peut, par exemple l’infertilité par la PMA). Mais ce que la loi ne peut organiser, c’est le manquement de l’un de ces pères. Puisque c’est ineffaçable, au moins dans le psychisme – [la question du père n’est pas celle du « papa », (même chose pour la mère / « maman »), il s’agit de la Paternité comme telle, avec toute la profondeur du passé, et c’est dans cette profondeur que l’avenir de l’enfant a à s’inscrire pour le jour où lui-même deviendra père] –, J.P W suggère que l’on inscrive le recours au tiers dans l’état civil, que ne soit pas nié par sa non inscription le recours à un tiers quand un enfant est élevé par deux femmes lesbiennes qui jouent un rôle de parentalité (éducation et amour). La narration de son histoire à l’enfant, si elle n’est pas accompagnée de reconnaissance sociale des faits, produit une dissociation. Aujourd’hui, la narration se veut être de l’ordre de la réalité mais elle est démentie par la perception de l’enfant.

      Pierre Levy-Soussan, [Psychanalyste, pédopsychiatre, Consultation Filiation CMP du 15ème à Paris], n’est pas là pour prédire la norme ou la morale, il parle de ce qui fait « le cœur même de notre métier », « interpréter, les enjeux légaux, les nouveaux montages filiatifs proposés, leurs effets sur notre inconscient comme l’a bien montré Freud ». P. L-S mentionne deux points qu’il ne développera pas : il y a des études qui montrent que les différences existent chez les enfants dans des familles homoparentales ; le statut du conjoint du même sexe, la majorité des situations existantes n’a pas besoin de toucher à la filiation, l’arsenal juridique existe et est suffisant. La condition d’une adoption est qu’il y ait une appropriation par l’enfant d’une conception crédible de sa naissance, la construction psychique se base sur une fiction juridique qui dépasse la vérité biologique parce que ça correspond à une vérité psychique. Il y a « un parallélisme rigoureux » entre cette fiction psychique et la fiction juridique telle que l’a créée le droit romain, (pour P. L-S, il y a une seule « mamelle », la « romano-canonique »). Il attire l’attention sur les conséquences de l’utilisation du terme de « parent », de la « censure des termes de père et de mère », ce qui, dans l’adoption plénière, attaquerait le noyau constitutif de cette fiction juridique et psychique, avec des effets qui retentiraient sur tous les enfants adoptés. Il rappelle un précédent, l’annulation de la différence entre père et mère dans la loi sur l’autorité parentale conjointe, [LOI n°2002-305 du 4 mars 2002], et ses effets désastreux pour les enfants de moins de 6 ans, un enfant de cet âge est « très inégalitaire », et le « père, l’homme, ne sera jamais une mère comme les autres ». Compter sur la connaissance de la différence des sexes en dehors du contexte familial, c’est-à-dire, sans le vécu émotionnel, fantasmatique, sans la conflictualité, n’est pas pertinent. Sur les conséquences d’un changement de vocabulaire, P. L-S rappelle que sa pratique lui montre quotidiennement, le rapport entre les enjeux psychiques et le juridique. Les termes de la loi sont extrêmement importants, le cadre juridique a des effets symboliques, il y a une fonction anthropologique de la loi qui est trop peu étudiée en France. Si le cadre juridique est défaillant, cela a des effets symboliques, en fait des effets qui « désymbolisent », comme il a pu l’observer avec la loi de 2002 [LOI n° 2002-93 du 22 janvier 2002] sur l’accès aux origines personnelles des personnes adoptées. Les discours militants ont abouti à des effets délétères, avec  un désengagement de la part de parents, qui viennent à sa consultation pour savoir à quel âge ils peuvent faire connaître ses « vrais parents » à leur enfant adopté, l’emmener dans son pays pour qu’il connaisse ses origines. La « fiction » de l’adoption n’est pas un mensonge, on peut fantasmer sur l’absence, mais faire croire qu’il y a une 2ème maman, est un leurre. S’il n’y a plus que des « parents », on est dans le mensonge. Les pays sources de l’adoption à l’international ne valideront pas si on fait disparaître père et mère. Plus on valorise le biologique, plus on affaiblit l’adoption plénière.

      Christian Flavigny, [Département Psychanalyse de l’enfant et de l’adolescent à la Pitié-Salpêtrière]. L’enfant naît d’un homme qui devient père et d’une femme qui devient mère, de l’incomplétude des sexes, de la finitude par rapport aux générations, l’enfant vient se situer dans cette relation, c’est cela qu’organise la famille d’un petit humain. Les centaines d’études, paraît-il, qu’on met en avant ne posent pas le problème de l’enfant, elles ne répondent pas à la question posée par la situation d’un enfant qui se trouve privé d’avoir son père et sa mère. Il  ne s’agit pas de la parentalité éducative dans les tâches de la vie quotidienne, il s’agit de l’incidence du fait qu’un enfant se trouverait, dès son origine, privé d’avoir son père et sa mère. Toutes les explications ne servent à rien car elles supposent qu’il a déjà grandi pour être à même de comprendre. Les familles militantes ne sont pas représentatives de la question posée par l’enfant qui grandit au sein de familles homosexuelles. Ce projet de loi n’est pas dans l’intérêt de cet enfant, c’est un projet qui de droit, le prive de père et mère ; de plus, il brouille ce qui est fondateur de l’équilibre de la vie familiale pour toutes les familles, le principe de différenciation qui soutient le principe fondateur de l’Interdit. C. F recommande que ce projet n’intègre pas un droit à l’enfant. Il y a des pays, comme les pratiques américaines, qui autorise le recours à des mères porteuses, mais toute la tradition française ne va pas dans ce sens, ce serait une « trahison culturelle » pour satisfaire à la « modernité ». C. F résume ainsi ce qu’il a écrit dans son livre, qui vient de paraître, Je veux Papa ET Maman, « Père-et-mère » congédiés par la loi, édit. Salvator, nov. 2012). Le mariage est une mutation psychologique du jeune adulte en père ou mère, c’est un rituel qui a besoin du collectif, où se joue la transmission, qui est en même temps séparation avec ses propres parents. En France, il y a le primat du mariage civil, donc, modifier la fonction du mariage est plus important en France que dans d’autres pays. En ce qui concerne l’inceste, la question c’est si la loi établit l’indifférenciation pour toutes les familles, car c’est le principe de différenciation père et mère qui est le repère de l’Interdit. Concernant la PMA, pour le couple homme-femme, c’est un apport technique ; dans le cas d’un couple de personnes du même sexe, avec « le droit à » la PMA, on passe à un changement de nature car ils ne sont pas infertiles.

   « Comment à partir des mêmes prémisses, des mêmes corpus théoriques, peut-on arriver à des conclusions aussi opposées », déclare Serge Hefez, [Unité de thérapie familiale à la Pitié-Salpêtrière], ce qu’il explique par la position « idéologique » que l’on a envie d’adopter dans la société. Il se présente lui-même comme « à la fois psychanalyste et thérapeute familial », ce qui implique un « corpus qui n’est pas tout à fait le même ». S. H soutient « très fortement » le projet de loi, l’adoption et même la PMA pour les couples de même sexe. Il fait valoir son expérience avec des familles homoparentales en liaison avec des associations militantes. En tant que thérapeute familial, il n’a pas affaire à un enfant seul, mais dans le groupe familial, dans un contexte familial élargi, sa perception de la famille n’est donc pas uniquement liée à la filiation verticale, mais horizontale d’un groupe humain, avec ses interactions ; le groupe fournit un milieu, des relations qui ne sont pas du même ordre que les relations filiatives. Il constate que l’enfant est à même de « construire un roman familial et un roman des origines qui lui permettent de se construire et de se développer ». Il récuse le « dogme » d’un père et d’une mère, le « roman familial » peut se construire à partir de plusieurs parents. S. H trouve « indigne » de poser la question de l’inceste à l’intérieur de ce débat. Dans le complexe d’Œdipe, le père sépare la mère de l’enfant, il symbolise l’interdit de l’inceste, dans les familles homoparentales cela ne pourrait pas avoir lieu, mais S. H dit que de par la loi sur l’autorité parentale conjointe [LOI n° 70-459 du 4 juin 1970], les parents sont égaux, chacun des parents a un rôle « parincestuel » pour l’autre, les familles homoparentales ne sont pas marquées par « l’incestualité », alors que dans des contextes hétérosexuels, si, et ce sont les pères les fautifs. Soit on s’adresse à des enfants « théoriques », et alors on dévoie la psychanalyse qui devient un instrument prédictif, soit on prend en compte les études qui sont faites, (INSERM), qui seules peuvent dire objectivement si ces enfants vont mal ou non. Ce qui importe, c’est la stabilité familiale autour de l’enfant, qu’il puisse se construire une identité à partir d’une narration ; S. H plaide pour que l’enfant connaisse tous les protagonistes de sa venue au monde, y compris le donneur (contre l’anonymisation), afin qu’il puisse se construire une identité à partir de ce milieu, « sécurisant ». Comment faire figurer dans un état civil l’ensemble des personnes humaines nécessaires à la vie d’un enfant, y compris le donneur, bases pour que l’enfant se développe harmonieusement, question que S. H laisse sans réponse.

      Avant de revenir sur certains arguments, je voudrais resituer le cadre commun.

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« La revendication du « mariage homosexuel » ou de « l’homoparentalité » n’a pu se formuler qu’à partir de la construction ou de la fiction de sujets de droit qui n’ont jamais existé : les « hétérosexuels » (…) c’est en posant, poursuit Sylviane Agacinski, « comme une donnée réelle cette classe illusoire de sujets que la question de l’égalité de droits entre « homosexuels et hétérosexuels » a pu se poser. Il s’agit cependant d’une fiction car ce n’est pas la sexualité des individus qui a jamais fondé le mariage ni la parenté, mais d’abord le sexe, c’est-à-dire la distinction anthropologique des hommes et des femmes. (…), ce que l’anthropologue F. Héritier nomme un « invariant » de l’espèce humaine [« Ce que j’appelle un invariant est une donnée du monde qui pose problème. Par exemple, la différence des sexes est d’abord un fait observable, concret. Leur conjonction est nécessaire pour faire des enfants, mais il se trouve que ce sont les femmes qui portent les enfants, pas les hommes (…). En tout cas, il est clair que nulle part l’humanité n’échappe à cette question : c’est cela que je considère comme un invariant », [http://www.scienceshumaines.com/pourquoi-je-suis-structuraliste_fr_22954.html]. De cet « invariant » dépend le renouvellement des générations, la continuité de l’espèce humaine.  Depuis l’aube des temps, cet « invariant » a permis que l’espèce humaine renouvèle ses générations. Si, aujourd’hui, la mise au point de « nouvelles technologies de la procréation » ouvre de nouvelles modalités pratiques, néanmoins, si pour une raison quelconque leur mise en application était empêchée, l’espèce humaine n’en continuerait pas moins à renouveler ses générations comme elle l’a toujours fait. Il n’y a là nul « préjugé », nul « stéréotype », nul « modèle dominant », nulle « hétéro-normativité à caractère idéologique », c’est la condition de l’espèce humaine, et la seule qui l’assure est la différence sexuée. Ce qui entraîne, comme le dit Sylviane Agacinski dans le texte déjà cité (…) que « le lien de filiation unissant un enfant à ses parents est universellement tenu pour bilatéral, (un côté maternel et un coté paternel), et cette bilatéralité serait inintelligible si elle ne s’étayait directement sur la génération sexuée. »

   Pour contourner l’« impossibilité de procréer » de deux personnes du même sexe, les associations militantes voudraient que la loi autorise l’adoption, et la PMA. La situation qui existe en France ne rend pas facile une réflexion sereine du fait que des couples de même sexe se sont mis, le sachant, dans l’illégalité, en ayant recours à l’insémination artificielle (le plus souvent en Belgique) ou à la gestation pour autrui (à l’étranger). Des enfants sont ainsi nés selon des modalités que le droit français n’autorise pas, (Loi de bioéthique n°2004-800 du 6 août 2004 modifiée en 2011). Jean Hauser (Droit de la famille, Université Bordeaux-IV) – qui a été auditionné par le Ministère de la Justice avant la présentation du texte sur l’ouverture du mariage et de l’adoption aux couples de même sexe –, estime que « l’admission d’une union homosexuelle rend obsolète la totalité du droit de la filiation et une bonne partie du droit des procréations médicalement assistées ». [http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2012/11/07/01016-20121107ARTFIG00614-hauser-sur-le-mariage-gay-un-projet-de-loi-incoherent.php]

   Ce que la technique rend « faisable », la loi doit-elle l’autoriser ?    C’est à cette question que Hans Jonas fut sollicité de répondre à la demande du S. P. D (Congrès de politique juridique, 20 au 22 juin 1986, à Essen). Même si la question ne concernait pas alors les couples de même sexe, cet exposé sur « Les droits, le droit et l’éthique » mérite une relecture. Jonas y examine « une par une les principales offres d’aides nouvelles à la procréation fournies par la collaboration entre technique et médecine, sous l’angle de leur rapport aux droits (au pluriel), au droit (au singulier) et à l’éthique ». Le point de vue éthique et son « principe responsabilité » (« pas à n’importe quel prix »), instaure une tension entre le droit et les droits (pas illimités), [Hans Jonas, Évolution et liberté, éditions Payot et Rivages, 2005, p. 159- 191].

   On est loin aujourd’hui des conditions du débat d’alors, avec un temps d’intervention à la portion congrue et un climat de suspicion en homophobie. Devant des questions d’une telle complexité et d’une telle importance, il n’y a rien d’ « homophobique » à mobiliser le plus de lucidité possible pour en anticiper toute la chaîne de conséquences, il y a « une heuristique de la peur », dit Hans Jonas, « la peur elle-même devient la première obligation préliminaire d’une éthique de la responsabilité historique », [Le Principe Responsabilité, Une éthique pour la civilisation technologique. Parution en 1979 ; traduction en français, Champs Flammarion, 1990, p. 422. Cf. En particulier, Chapitre IV, II, III, IV, VI, VII].

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À y regarder de plus près, il n’est pas si sûr que ce soit à partir des « mêmes prémisses » que les différents intervenants arrivent à des conclusions différentes.

   Outre que la thèse de médecine de S. Nadaud utilise des moyens d’investigation qui n’ont rien à voir avec la psychanalyse, on peut s’étonner du choix de l’échantillon : les parents sont recrutés parmi les membres de l’Association des parents et futurs parents gays et lesbiens (APGL), ce sont eux qui répondent aux questions [échantillon limité à 58 enfants, de 4 à 16 ans (35 filles et 23 garçons) ; 59% d’entre eux sont nés dans un contexte hétérosexuel ; il n’y a pas de groupe contrôle ; on utilise le questionnaire Child Behavior Checklist]. Pour S. N, si un problème psychologique se pose, il peut aisément être expliqué par la stigmatisation sociale du contexte familial.

   Au tout début de son intervention, S. N fait référence à un travail avec la Fondation Copernic. Il a signé, en effet, avec quelques autres, (dont Martine Gross, qui a été présidente d’honneur de l’A. P. G. L) la Note Homosexualité, mariage et filiation : pour en finir avec les discriminations (Éditions Syllepse et Fondation Copernic, 2005) qui déclare que « l’enjeu central du combat pour les revendications d’égalité des droits portées par le mouvement gay et lesbien, consiste à déconstruire l’hétéronormativité pour en montrer le caractère idéologique (…) Cet « Ordre Symbolique » « imposé par la norme hétérosexuelle » est ce qui légitime aujourd’hui les discriminations (…) nous revendiquons l’égalité des droits en matière de filiation et de mariage, contre l’ordre naturel sexué qui subordonne l’homosexualité à l’hétéronormativité ». [http://homoparentalite.free.fr/avis/nadaud.htm]. La référence faite par S. N,  au « familialisme » renvoie à son Manuel à l’usage de ceux qui veulent réussir leur anti-oedipe (Fayard, mars 2006), où l’on retrouve la même charge contre le discours « extrêmement normatif » de la plupart des psychanalystes, « utilisant sans arrêt des concepts comme « ordre symbolique », différence des sexes, différence des générations ». L’Anti-Œdipe lui a permis de sortir de ce qu’il pense être une « modalité familialiste ». On voit ce que recouvrent les précautions oratoires que S. Nadaud a mises en avant lors de l’audition pour apparaître comme un simple « clinicien », et comment, contrairement à ce qu’il affirmait, non seulement les « deux visions de la loi » sont pour lui opposables, mais il est un adversaire déclaré de l’une d’elles.

   S. Heenen-Wolff, elle aussi, a mis en avant la « preuve » par les études faites aux États-Unis. Toutefois, dans une interview du 10 mai 2011 (lors de la sortie de son livre Homoparentalités : « Ces enfants ne vont pas plus mal que les autres », éd. Fabert, juin 2011), elle est moins péremptoire que lors de l’audition. À une question sur ces mêmes études, S. H-W répond : « il faut s’interroger sur leur fiabilité car leurs échantillons sont réduits. Et puis comment évaluer le bien-être d’un enfant en famille homoparentale ? Avec quoi le comparer ? Avec celui d’un enfant élevé dans une famille traditionnelle ? Monoparentale ? ». À la question Pour faire son complexe d’Œdipe, l’enfant n’a-t-il pas besoin d’un père et d’une mère ?, S. H-W répond : « On réalise que le complexe d’Œdipe est moins universel qu’on ne le pensait et qu’il est lié à une donnée culturelle, la famille traditionnelle. En psychanalyse contemporaine, on parle plutôt de triangulation. Ce qui importe c’est que l’enfant se fasse à l’idée qu’il n’est pas tout pour sa mère. On pensait que c’était le père qui tranchait le cordon ombilical. On s’aperçoit que d’autres éléments peuvent le trancher : l’autre parent, la crèche, les grands-parents, l’intérêt de la mère pour autre chose que son enfant… ». À la question – Un enfant élevé par deux femmes fait-il la distinction entre les sexes ? –S. H-W répond : « Ses mères ne peuvent pas lui cacher qu’il y a eu, à un moment un donneur. Dans l’inconscient de l’enfant, il y a un père quelque part, cela permet la différenciation des sexes… ». On reste tout de même surpris de la pauvreté et de l’approximation de telles réponses. Selon S. H-W, ce qui « sexualise », c’est « le regard de l’adulte, mais d’où vient ce qui « sexualise », d’où vient ce  que le parent « projette » sur le garçon ou la fille ? Quant à la « stigmatisation » des autres comme cause, il faudrait, là encore, croire que l’enfant n’a lui-même aucune intériorité subjective, aucun inconscient, ce qui n’a aucun sens pour la psychanalyse.

   Que dire de la façon dont E. Roudinesco raconte l’histoire de la psychanalyse et de Freud, sinon qu’elle a une façon bien à elle de le faire. Par exemple, quand elle dit que « Freud a rapporté les névroses bourgeoises aux tragédies antiques », non, Freud n’aurait pas dit une telle bêtise. E. R trouve « scandaleux » d’évoquer la question de l’inceste à propos de familles homoparentales. Sa référence à V. Hugo est édulcorée, J. Valjean, dit-elle, aime Cosette « au-delà de toute différence », sauf qu’elle ne va pas jusqu’à reconnaître ce qui tient bel et bien à la différence des sexes : la jalousie de Jean Valjean quand il découvre que Marius est amoureux de Cosette et réciproquement. Après une explication de la prohibition de l’inceste passablement confuse, elle conclut par un « ça n’a rien à voir avec les abus sexuels d’un parent sur un enfant de sa famille ». Rappelons que le PACS, qui ne concernait pas les enfants, prévoyait une clause d’empêchement à contracter un PACS. [http://www.france-jus.ru/upload/fiches_fr/Les%20effets%20du%20Pacs.pdf], et que ce sont justement les abus sexuels qui ont récemment abouti (Loi 2010-121, du 8 février 2010)  [http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/root/bank/download/2011163QPCdoc.pdf] à faire réinscrire le terme d’inceste dans la loi. E. R, comme ses trois autres collègues, pense à la pédophilie, mais il ne s’agit pas de cela, il s’agit du fait établi par la psychanalyse que dans toute famille travaillent « la tentation incestueuse » (Freud), la « confusion des langues » (Ferenczi), la « séduction généralisée » (Laplanche), [cf. JPC, LE TRAUMA SEXUEL. LE DROIT ET LA PSYCHANALYSE À L’ÉPREUVE DES « ÉPIDÉMIES D’OPINION » À paraître, Préface, Éditions du Hublot]. E. R affirme que les couples homosexuels ont apporté quelque chose pour l’ensemble des familles et qu’ils ont fait avancer la PMA : il faut dire la vérité à l’enfant, qu’il connaisse l’origine biologique de sa filiation, lever l’anonymat du donneur. Mais quand elle ajoute qu’un don de sperme, « c’est une semence, ça ne deviendra jamais un père », on voit que cette « vérité » est sans conséquence.

   S. Hefez se demande comment créer un « espace triangulé composé du parent, de l’enfant et du donneur ? « Il s’agit bien de pouvoir créer un parent entier qui puisse s’opposer à un parent partiel, le déconstruire dans la réalité psychique de la famille pour permettre à l’enfant de le reconstruire dans son monde imaginaire », écrit-il, dans un papier paru dans la presse, le 22 octobre 2010, sous le titre délicat et prometteur « Contre l’homophobie de certains psychanalystes ». « Triangulé », est une expression qui ressemble à de la psychanalyse, mais quel est son point d’application dans l’espace d’horizontalité qui est celui de la pratique de S. H avec la thérapie familiale, où entrent enfant(s), parents, grands-parents, collatéraux ? Lui aussi met en avant « les milliers d’articles, études, enquêtes témoignages », une « littérature qui n’établit aucune différence significative en termes d’évolution, d’épanouissement, d’identité sexuée ou d’orientation sexuelle chez les enfants élevés dans ces contextes », pour conclure que « les « difficultés le plus souvent exprimées sont celles d’affronter le regard des autres et l’hostilité ou l’incompréhension de leur environnement », (art. cit., ci-dessus). On finit par se demander si au nombre des « collatéraux », il ne faudrait pas ajouter les associations militantes avec lesquelles travaille S. Hefez, tant les réponses des uns reflètent les revendications des autres. L’« institutionnalisation » des familles homoparentales, que voudrait S. H, ne serait pas celle d’un groupe familial, au contraire, elle ne pourrait que dissoudre l’effet de groupe de ce groupe élargi jusqu’aux associations militantes. Une filiation instituée ne se réduit pas à ce que l’enfant puisse « se raconter l’histoire de ses origines », elle désigne les places de chacun, avec des enjeux généalogiques d’ascendance et de descendance. Une conséquence heureuse d’une construction juridique des familles homoparentales pourrait être, en les mettant sous le régime commun des droits et des devoirs, de leur permettre de se séparer de la tutelle des associations militantes. 

      Ce qui différencie les points de vue des différents intervenants c’est qu’à ceux qui ne quittent pas la casuistique propre à la psychanalyse, selon son corpus théorique et selon le cadre de leur pratique clinique, les autres opposent des études « scientifiquement » étayées, dont les paramètres peuvent être discutables, sans sous-estimer que la Common Law aux États-Unis n’est pas la même chose que le droit français, pas plus que la Belgique [Les Dossiers de l’Institut Européen de Bioéthique], n’est la France. Leur confiance en cette référence ne va pas sans clivage – philosophe / clinicien, psychanalyste / historienne,  psychanalyste / thérapeute familial, psychanalyse /science, ni sans déperdition du savoir de la psychanalyse. Peut-on à la fois affirmer que les familles « homoparentales » sont comme les autres et neutraliser la moindre mise inconsciente, fantasmatique sexuelle de parents homosexuels ou de l’enfant qu’ils élèvent, reporter systématiquement les difficultés d’un enfant et de sa famille homoparentale – ce qui ne peut que conduire à un renforcement jamais suffisant de la loi contre « l’homophobie » –, sur une « stigmatisation » venue de l’autre ?

   Tout enfant qui arrive au monde dans une famille est dans la situation d’Œdipe, il ignore les enjeux inconscients des désirs de son père et de sa mère, de quoi est fait ce que Freud appelait l’« inconscient parental » dans lequel il est pris dès avant sa naissance, les enfants de familles homoparentales aussi. « Pourquoi je n’ai pas de Maman ? », demande un petit garçon à l’un des deux hommes qui l’élèvent ; « J’ai envie d’avoir un Papa », dit tel autre à l’une des deux femmes qui l’élèvent. Quand bien même on mettrait un nom sur le donneur de la réalité biologique, quand bien même les explications données à l’enfant pour qu’il n’ignore rien de ce qui a contribué à sa venue au monde, la réalité biologique du « don » resterait déliée de la filiation et ces explications ne répondraient pas aux questions que se posent ces enfants, parce qu’elles sont posées d’un tout Autre lieu, et qu’il s’agit d’un tout autre savoir.

      La deuxième partie de ce travail reviendra sur d’autres points entendus au cours de cette audition, ainsi que sur des contre-vérités, des incompréhensions sur l’apport de Pierre Legendre, auquel l’ensemble de ce texte doit son titre : Faire naître. Le texte sera mis en ligne courant janvier 2013.

4 réponses à “FAIRE-NAÎTRE

  1. jean-pierre winter 9 décembre 2012 à 22 h 45 min

    Un grand merci pour l’honnêteté de votre compte-rendu. Le premier , à ma connaissance. J’attends avec impatience la suite tant vos remarques me semblent pertinentes. Bien à vous, JP Winter

  2. PETITOT 2 mars 2013 à 10 h 25 min

    Votre travail est précieux. A lire les 2 parties on ne peut s’empêcher de penser qu’outre l’usage, souvent pour le moins douteux, que font les uns et les autres de la psychanalyse, ce texte s’inscrit dans un mouvement de destruction de la psychanalyse, qui plus est par les psychanalystes eux-mêmes. Et merci pour toutes références que vous y ajoutez qui sont précieuses pour travailler. Françoise Petitot

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