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Introduction à la troisième partie de « L’INSTITUTION DU FAIRE-NAÎTRE

Note liminaire

      Compte tenu de l’ampleur prise par la troisième partie de ce travail et de l’espace contraint d’une mise en ligne sur ce Blog, l’Introduction est publiée en même temps que le Glossaire, afin de donner au lecteur un premier balisage en vue de la lecture du texte, qui sera mis en ligne dans un second temps. 

      Comme annoncé, l’œuvre de Pierre Legendre sera le fil d’Ariane de cette troisième partie sur « l’Institution du faire-naître ». 

    L’œuvre de Pierre Legendre est sans équivalent. Cette grande œuvre met en mouvement « l’histoire du présent millénaire » de l’Occident, de la communauté de culture européenne, au sein de laquelle, celle de la France ; elle traite ses différents savoirs selon « la voie resserrée » [Leçons VI, p. 426-432], par un travail de pensée infatigable, passionné, qui, en les insérant dans l’ultramodernité, en suit, en élabore les métamorphoses, les déplacements. Ainsi, à l’ère de l’Empire du Management et de l’Efficacité [Dominium Mundi] : les grands moyens de l’esthétique passent au service de « la publicité qui manipule des images divinisées », [La Balafre, p. 93] ; les Arts, en particulier, aujourd’hui, le Cinéma, sont les refuges de « nos droits poétiques, nos droits touchant au lien humain fondamental avec l’indicible » [Paroles poétiques échappées du texte, p. 57-66 ; Leçons II, p. 101] ; la Psychanalyse, légataire du « tripot inconscient », trouve des points de rencontre avec le Droit dans la construction du sujet et « la fabrique des figures œdipiennes instituées » [Leçons III, 264], l’un et l’autre mis au défi par un biologisme conquérant et un discours scientiste qui annonce « la fin du déchirement humain », [Dominium Mundi, p.
      Trop souvent et uniquement présenté comme un auteur « difficile », ce « chercheur érudit » [Paroles poétiques échappées du texte, p. 86 ; 91-92] – mais qui se range lui-même « du côté des poètes et de tous ceux dont le discours vacille » [Paroles poétiques échappées du texte, p. 227 ; Vues éparses, X] –, écrit à la première personne, avec une beauté d’écriture, avec des mots qui mettent « l’âme en feu », des mots pour « … l’époque étrange d’une culture qui veut en finir avec l’humanité », [Dominium Mundi, p. 21, 76].

   L’œuvre de Pierre Legendre, qui a fait résonner le cri d’Œdipe à Colone – « ne pas naître » –, « lance ses filets, au nord du futur », comme dit le poète, (P. Celan).  

      Ce travail n’engage que moi. Il s’adresse au lecteur pour qui la préservation de ce qui distingue l’esprit de controverse de l’esprit politique garde encore un sens. 

                                                                                                     Jacquelyne Poulain-Colombier

RÉFÉRENCES AUX PUBLICATIONS DE PIERRE LEGENDRE

      Les références utilisées pour ce travail et listées ici, sont toutes celles de la première édition. Néanmoins, je tiens à signaler que les rééditions, qui paraissent depuis les années 2000, contiennent d’importantes préfaces.

PAROLES POÉTIQUES ÉCHAPPÉES DU TEXTE. Leçons sur la communication industrielle. Paris, Éditions du Seuil, 1982

– LEÇONS II. L’EMPIRE DE LA VÉRITÉ. Introduction aux espaces dogmatiques industriels. Paris, Fayard, 1983

– LEÇONS IV. L’INESTIMABLE OBJET DE LA TRANSMISSION. Essai sur le principe généalogique en Occident. Paris, Fayard, 1985

– LEÇONS VIII. LE CRIME DU CAPORAL LORTIE. Traité sur le Père. Paris, Champs/Flammarion, 1989

– LEÇONS IV. Suite 2, FILIATION. Fondement généalogique de la psychanalyse par Alexandra Papageorgiou-Legendre. Paris, Fayard,  1990

– LEÇONS VI. LES ENFANTS DU TEXTE. Étude sur la fonction parentale des États. Paris, Fayard, 1992

– « Communication dogmatique (Hermès et la structure) », in L. SFEZ, DICTIONNAIRE CRITIQUE DE LA COMMUNICATION. PUF, 1993

– LEÇONS III. DIEU AU MIROIR. Étude sur l’institution des images. Paris, Fayard, 1994

– LA FABRIQUE DE L’HOMME OCCIDENTAL. MILLE. ET. UNE. NUITS, 1996

– SUR LA QUESTION DOGMATIQUE EN OCCIDENT. Paris, Fayard, avril 1999

[Le texte « Qui dit légiste, dit loi et pouvoir », est accessible sur Internet, sur le site Persée : Qui dit légiste, dit loi et pouvoir. Entretien avec Pierre … http://www.persee.fr/web/revues/…/polix_0295-2319_1995_num_8_32_2088%5D

– CE QUE L’OCCIDENT NE VOIT PAS DE L’OCCIDENT. Conférences au Japon. MILLE. ET. UNE. NUITS, 2004

– LA BALAFRE. À la jeunesse désireuse… MILLE ET UNE NUITS, mars 2007

DOMINIUM MUNDI. L’Empire du Management. MILLE ET UNE NUITS, mai 2007. DVD, Idéale Audience International, automne 2007

– LA FABRIQUE DE L’HOMME OCCIDENTAL. DVD, Idéale Audience International, 26 juin 2008

LEÇONS IX. L’AUTRE BIBLE DE L’OCCIDENT. LE MONUMENT ROMANO-CANONIQUE. Étude sur l’architecture dogmatique des sociétés. Paris, Fayard, 2009

VUES ÉPARSES. Entretiens radiophoniques avec Philippe Petit.  MILLE ET UNE NUITS, janvier 2009

– LE POINT FIXE. Nouvelles conférences. MILLE ET UNE NUITS,  novembre 2010

– ARGUMENTA DOGMATICA. Le Fiduciaire suivi de Le Silence des mots. MILLE ET UNE NUITS, septembre 2012


INTRODUCTION

      Alexandra Papageorgiou-Legendre termine Fondement généalogique de la psychanalyse, et son exposé d’une clinique psychanalytique qui utilise les catégories juridiques de la filiation, sur trois cas où sont intriqués enjeux de filiation et subjectivité – [1. sur le désaveu de paternité d’un enfant né d’une insémination artificielle avec donneur ; 2. une demande d’adoption plénière de son petit-fils par un grand-père maternel ; 3. une demande de changement d’état civil d’un transsexuel]. Elle commente l’argumentation des trois tribunaux qui les ont jugés, et pose cette question : « Y-a-t-il une loi aux aspects multiples, tenant compte des éléments constitutifs du montage de l’animal parlant, loi dont la cohésion puisse être sauvegardée par delà les bouleversements induits par les conquêtes scientifiques, par delà l’évolution des mœurs et le changement des mentalités, ou bien ces données agencent-elles à bas bruit l’érosion du cadre légal de la filiation, derrière les thématiques plus tapageuses de l’éclatement, par exemple de la maternité et de la paternité, consécutif à l’essor notamment des biotechnologies ? ». Plus de vingt ans après, la question se repose, et pas « à bas bruit », de dire « (…) si ce qu’il est convenu d’appeler l’évolution des mœurs et des mentalités est compatible avec la logique de la constitution subjective, ou s’il n’y a pas, de la part des générations actuelles, structuralement débitrices, l’organisation d’une formidable escroquerie à l’endroit des nouvelles générations, créanciers à venir, sous l’effet d’un effacement de la dette, pourtant imprescriptible parce que généalogique », (Leçons IV, 2, p. 151-175).

      « Le temps est venu de la rébellion contre un « déni de réalité, un « effacement, juridiquement assisté », des actes et des gens qui gênent (…) », dit la sociologue I. Théry, dans Des humains comme les autres. Bioéthique, anonymat, et genre du don (2010, éditions EHESS). Elle fait campagne pour que « les donneurs d’engendrement sortent de l’ombre et deviennent des acteurs sociaux comme les autres » ainsi que « tous les effacés », toutes les relations « oubliées » dans les situations – [la pratique de l’AMP avec dons, l’éducation des enfants (recompositions familiales), « l’histoire biographique » de l’enfant adopté] – où il y a « collaboration réelle » entre « plus d’un homme et d’une femme », « pluralité effective des protagonistes ». Pour organiser cette « pluriparentalité », il faut lever l’anonymat des dons, accorder  un « droit d’accès aux origines », rendre « l’identité personnelle » indépendante de la filiation. C’est la logique « assimilationniste », dit I. Théry, qui a imposé, « au prix de tout un ensemble de dénis, de secrets et parfois de mensonges », un modèle unique de référence, celui de la filiation fondée sur l’engendrement procréatif d’un homme et d’une femme, le modèle matrimonial de la filiation paternelle, ce dont elle fait une lecture féministe. « Notre droit (…), même aujourd’hui qu’il se veut égalitaire, n’a jamais complètement symétrisé l’établissement des filiations paternelle et maternelle liées à la naissance d’un enfant ». Pour cette sociologue, il s’agit par conséquent de parfaire le reste « d’inachevé » du programme féministe, actuellement en cours et auquel elle participe. [Repenser le droit selon la théorie du genre, pousser à « l’acculturation » du droit – international, européen, et aussi français – aux théories féministes et du genre, cf. [programme REGINE – Droits et Perspectives du droit]. [www.ehess.fr/fr/enseignement/enseignements/2012/enseignant/303/].

   À l’appui de ses prises de position, I. Théry cite les propos de G. Delaisi de Parseval, lors d’une audition en 2009 : « Ils [les enfants nés d’un don, devenus adultes] ne supportent pas que quelqu’un d’autre (en l’occurrence l’État) en sache plus qu’eux sur eux-mêmes. Ils ont le sentiment d’être des citoyens de deuxième ordre, d’être discriminés, notamment par rapport aux enfants adoptés », (op. cit., p. 216). Dans un entretien récent de janvier 2013, G. Delaisi de Parseval se demande : « Est-ce que l’origine, c’est la filiation, l’ADN, la biologie, ou est-ce que l’origine c’est plutôt quelque chose de l’histoire » ? [« Le modèle “père, mère, enfant” est bien une construction culturelle …].

   G. Delaisi de Parseval, décrète, quant à elle, que – « l’insistance lacanienne sur la fonction paternelle peut être considérée comme historiquement datée (…), peu conforme à la réalité familiale contemporaine, plus égalitaire mais également moins organisée autour de la ligne de fracture paternité/masculinité » ; – l’« on est loin de l’Œdipe du temps de Freud décliné exclusivement autour de l’identification à deux parents de sexe « naturellement » différent », (La part du père, éditions 2004, Seuil, essais, p. 11-12, 26). Pour elle, « un moment fondateur prend naissance sous nos yeux : la société est en passe d’inventer, de construire, de nouveaux re-pères ». G. Delaisi de Parseval utilise, (comme I. Théry), des notions et des façons de penser importées des États-Unis, s’inspire des modèles « différentiels » de comportement issus d’une « approche transculturelle », étayée sur des sociétés non occidentales, avec sa « gamme très large de figures de parentalité », où mères et pères sont « multiples », « loin de la valorisation paroxystique de l’unique coït fécondant qui constitue le dogme occidental en matière de paternité », (p. 55). D’où sa conception d’une « équivalence de la psycho-dynamique des deux parents », (p. 337-338), d’une « analogie » des « étapes psychiques » entre le cours du processus de la paternité et de la maternité (primipères / primipares), dans le dessein de faire « décoller » la question du père du sempiternel amalgame pratiqué entre père et fonction paternelle, entre père et rôle paternel, (p. 361-363).

   Ainsi s’opère, comme le formule Michel Tort, le « remplacement progressif du dispositif social ordonné jadis au principe paternel, par un dispositif de parentalité ». Pour cet auteur – grand pourfendeur des psychanalystes « adeptes », « sectateurs » de l’ordre symbolique, (voir Glossaire) –, « la notion de parentalité, « indépendante de la définition biologique (géniteur) ou sociale (paternité ou maternité sociale), permet d’envisager tout autrement la question de la parentalité des gays et lesbiennes, en même temps que leur possibilité d’accès à l’adoption. Il s’agit de développer une définition de l’être parent, qui n’est déductible ni de la biologie, de près ou de loin, ni de l’être social, mais se définirait à partir de la qualité des relations psychiques à l’enfant, en écartant toute discrimination en fonction des formes de la parentalité », (La fin du dogme paternel, (2005), Champs Flammarion, 2007, p. 70, 389, 435).

   Les conceptions de ces auteurs sont basées sur des notions hétéroclites – [« psychique », notion opaque, qui évite l’objet fondamental de la psychanalyse, l’inconscient ; « identité  narrative », notion empruntée, pour la circonstance, au philosophe Paul Ricœur par I. Théry et G. Delaisi de Parseval, qui se gardent bien de prendre en compte « Paul Ricœur, penseur de la paternité » [Ricoeur, penseur de la paternité – Le blog de diotime] ; « parentalité », notion importée, déclinée (mono, pluri, co, homo, etc.) selon la vision sociologisante d’I. Théry, et supposée traduire une « évolution » ; « gender », notion importée, controversée, y compris même sur sa traduction en français, [Josiane Hay « Le casse-tête de la traduction du mot « gender » en français »]. Cet agglomérat hétéroclite ne laisse à la psychanalyse qu’une part sans conséquences, soumise aux objectifs d’une sociologie dominante, du militantisme d’un féminisme idéologue, alliés aux théories du gender.

   Cette question ne peut être développée pour elle-même dans le cadre du présent travail, mais il importe de prendre toute la mesure du contexte actuel. Le féminisme idéologue généralise son projet de transformation sociale selon « l’égalité des sexes », jusqu’à vouloir « égaliser les parents ». La transmission du nom du père était la dernière « inégalité », une « discrimination entre les hommes et les femmes inacceptable ». Le Conseil de l’Europe, puis les Nations-Unies ont exigé la « disparition de toute disposition sexiste dans le droit du nom », et, « un à un, les pays finirent par obtempérer », (en 2002 pour la France, cf. [http://www.lemonde.fr/societe/article/2013/05/23/au-nom-du-pere_3416401_3224.html]. Ainsi, le libre choix du nom, dit, désormais,  « de famille », s’est-il imposé aux États, au nom d’un « anti-sexisme » mis en position de dogme pour tous.

      « Les sociétés changent, mais la logique de l’Interdit, elle, ne change pas, en tant qu’impératif lié à la reproduction de l’espèce parlante », (Leçon VI, p. 135) –, tel est le principe directeur du champ de la filiation dans l’œuvre de P. Legendre, qui en a élaboré les corrélats :

1. « Le jeu du désir est au service de l’espèce », (Leçons II, p. 110) ; « l’espèce prime les géniteurs : ceux-ci sont délégués à la reproduction pour le compte de l’espèce », (Leçons IV, p. 134) ;

2. « L’enjeu même de la reproduction, comporte pour notre espèce le ressort d’un monde généalogiquement organisé », (Ce que l’Occident ne voit pas de l’Occident, p. 22) ;

3. « La généalogie est une catégorie logique, ce n’est pas une valeur sociale », (Leçons IV, p. 128) ;

4. « En termes de filiation : les États assument de garantir les mises nécessaires à la reproduction du sujet humain, images et concepts de Mère et de Père auxquels est accrochée la reproduction de toute société », (Leçons VI, p. 12) ;

5. Le social n’est pas le juridique, le juridique déborde le social (Leçons II, p. 28) ; la fonction juridique opère « en tant que nouage du biologique, du social et de l’inconscient », (Leçons IV, p. 239, 353), nouage qui est le propre de l’espèce humaine parlante ;

6. « La question de l’égalité dans la famille ne se pose pas à l’analogue de la citoyenneté démocratique, mais sur un mode d’interprétation de la justice généalogique », (Leçons VI, p. 331).

7. « Le Principe du Père est infligé aux deux sexes, (Leçons VI, p. 43, 85), contrairement à la conception du féminisme idéologue du concept de Père, « couramment confondu avec le principe du patriarcat ou la position masculine dans la guerre des sexes », (Leçons IV, 2, p. 17).

   Il n’est pas un seul de ces énoncés qui, aujourd’hui, n’ait son adverse. Pour P. Legendre, « une fracture s’est produite, désarrimant la normativité du lieu de ses fondements et mettant les instances de pouvoir elles-mêmes en position de Tiers social qui n’en serait pas un, c’est-à-dire, en position de Tiers désinstitué, dont la fonction devient dérisoire », (Leçons III, p. 285). L’exemple du nom dit de famille, est à cet égard paradigmatique. Outre qu’il a été imposé aux États, « prôner le libre choix du nom comme une liberté politique », dit P. Legendre, c’est détruire le « bouclier institutionnel du sujet », « saccager les montages juridiques nécessaires à la vie », (Leçons IV, 2, p. 18).

      Les réponses aux questions que posait Alexandra Papageorgiou-Legendre arrivent à échéance. Cet automne se tiendront des États généraux sous l’égide du Comité consultatif national d’éthique (CCNE),  dans le cadre de la loi sur la famille, faisant suite à la loi Taubira sur le mariage entre personnes de même sexe, ouvrant à l’adoption. Il s’agira de répondre à la question de savoir « si la médecine peut répondre à des demandes de société », [PMA : Jean-Claude Ameisen annonce des Etats généraux … – La Vie]. Le CCNE rendra un avis sur des points précis comme la levée de l’anonymat du donneur de gamètes, le droit à la connaissance de ses origines, revendications que la « rébellion » avait échoué à obtenir lors de la révision récente de la loi dite de bioéthique en 2011. Mais s’agit-il ici de points relevant d’une éthique de la médecine ou de la filiation et du champ de la logique normative ?

   P. Legendre a émis des critiques fortes sur ce « substitut de Droit civil, qu’est devenu, dans l’opinion commune sociale, l’Éthique », (Leçons VI, p. 190), « refuge actuel de l’enjeu normatif », (Leçons III, p. 178). Pour lui, « les questions qui talonnent le Droit civil et l’Éthique se ramènent au principe de vie. Qu’est-ce que la vie ? D’un point de vue de logique de la reproduction, au sens où cette logique mobilise structure et montages de l’Interdit, il s’agit de donner statut à cette interrogation, de telle sorte qu’elle ne se retourne pas contre le principe de vie dans l’espèce parlante en enfermant le sujet dans des images inassumables, généalogiquement inassumables (par le sujet actuel ou ses descendants) », (Leçons VI, p. 164-165). Ce que traduit la question : « Pourquoi, mais pourquoi avoir besoin d’un père pour vivre ? Un géniteur qui insémine la mère ne suffit-il donc pas ? », (La Fabrique de l’homme occidental, p. 41).

 


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FAIRE-NAÎTRE

1ère Partie

      Le 15 novembre 2012, dans le cadre des auditions [8. XI – 20. XII] sur « le projet de loi visant à ouvrir le mariage et l’adoption aux  personnes de même sexe », à l’invitation du rapporteur de la Commission des lois, Erwann Binet (PS), s’est déroulée l’audition sur « l’approche des « psychanalystes, pédopsychiatres, psychiatres ». Chacun disposait de 10 à 15 minutes, puis de 5 à 7 minutes pour répondre aux questions posées par les (2) rapporteurs et les (9) députés présents. Je m’en tiendrai aux principaux arguments avancés (exposés et réponses aux questions) par les différents intervenants. Ce compte-rendu, nécessairement très condensé, sera suivi d’un commentaire.

      Stéphane Nadaud, [Pédopsychiatre, Ville-Évrard] intervient à deux titres. En tant que philosophe, il a participé en 2005 à un travail commun sur le « mariage ouvert aux personnes du même sexe » dans le cadre de la Fondation Copernic. Il part de l’idée que le droit s’alimente à « deux mamelles » – la « canonique », de caractère religieux, sacré ; la « civiliste », (droit romain), plus laïque, ce qui mène à deux discours qui s’opposent. Il veut se démarquer de certains « professionnels psys », psychanalystes notamment, qui se font l’écho de la « mamelle canonique », religieuse, (alors que Freud a voulu dégager la psychanalyse de l’illusion religieuse), pour lesquels le mariage reste du côté du sacré, du supra-étatique, du symbolique, du naturel, la filiation étant calquée sur la filiation biologique, avec un rapport sexuel entre un corps masculin et un corps féminin, ce qui lui pose question. Ce type de discours excède, dit-il, cette « noble science qu’est la psychanalyse », qui est « avant tout une instance de soins et de compréhension du psychisme ». Le droit français n’est pas que canoniste, il est civiliste : exemple l’adoption qui repose sur une fiction juridique (non biologique). En tant que clinicien, S. N travaille « avec des bases théoriques et pratiques psychanalytiques ». Discriminer la part homoparentale dans des souffrances psychiques est difficile. Il fait référence à la première étude faite en France par lui-même sur une population d’enfants élevés et conçus par des homosexuels. À l’époque, dit-il, il voulait montrer ce qui est, pas ce qui devrait être (position de moraliste), sa thèse n’était pas faite pour servir à légiférer. Il récuse l’idée qu’il serait un « expert » et rappelle le point d’interrogation à la fin du titre de son livre paru en 2002 (Fayard) L’homoparentalité, une nouvelle chance pour la famille ? À l’époque du Pacs et de sa thèse (1999-2000), la question pour lui était de savoir si l’entrée de l’homosexualité dans la famille allait être une avancée dans le « familialisme », quelque chose qui n’est pas très positif. Il considère que si les homosexuels veulent entrer dans « le temple de la névrose et de la famille », c’est une bonne chose. Reste la question des « deux visions de la loi extrêmement opposées » : l’une « enregistrative », qui entérine « l’évolution de la société, se met à la page ; l’autre qui pose les fondements, quelque chose de supra-étatique, supra-naturel, une vision « fondamentaliste », celle d’une « loi bien dure, qui dit c’est comme ça que ça doit être, depuis la nuit des temps », celle, par exemple, de Legendre. On se trompe si on s’en tient seulement à une seule vision, les deux ne s’opposent pas, « la loi s’alimente aux deux ».

      Suzanne Heenen-Wolf, [Belgique, psychologue-psychanalyste, Université Catholique de Louvain], mène une recherche sur les enfants dans des familles homoparentales. Elle s’appuie sur des études menées depuis 38 ans aux USA qui montrent qu’il n’y a pas de spécificité de ces enfants là, ce qui peut étonner un psychanalyste. Si c’est « prouvé », et si ça ne coïncide pas avec la théorie, alors c’est la théorie qu’il faut  modifier. Avec Freud, on a cru que l’identification passait pour le garçon par le père, pour la fille par la mère, mais ce n’est pas aussi nécessaire que ça. « Ce qui sexualise, c’est le regard de l’adulte » : deux femmes qui élèvent un garçon vont projeter sur lui, sauf psychose majeure ; même chose pour deux hommes avec une fille ; qui plus est, il y a l’entourage familial, et l’environnement qui « dégorge d’images de la famille nucléaire traditionnelle ». Les enfants d’homosexuels arrivent très bien à construire une « scène originaire »., Le problème, c’est la stigmatisation, et notamment par « les remarques désagréables de la part des psychanalystes ». S. H-W soutient qu’évoquer l’inceste dans ce contexte montre bien que l’homophobie s’est « déplacée » sur l’homoparentalité, (ça suggère la pédophilie). Il n’y a aucune spécification des enfants de familles homoparentales, sauf une plus grande ouverture à l’adolescence, plus de liberté interne par rapport à la sexualité. Ces enfants vont bien, ça nous « défie » à cause de nos « stéréotypes », mais aucune recherche « étayée scientifiquement » a prouvé qu’un enfant avait besoin d’une mère et qu’il était favorisé en étant élevé par une mère plutôt que seul avec son père ; croire que « le mieux c’est papa, maman et moi est un fantasme ».

      Elisabeth Roudinesco, [Psychanalyste et Historienne de la psychanalyse], se déclare « favorable à la loi, comme nombre de ses collègues sociologues, anthropologues, historiens, comme « 1200 psychanalystes qui viennent de se prononcer très courageusement en faveur de cette loi ». Il lui semble « assez incompréhensible que des « spécialistes du soin psychique, s’occupant d’enfants en détresse ou de familles perturbées », ne soient pas en faveur de cette loi. Ces derniers « prétendent que le mariage homosexuel serait la fin et le déni de la différence des sexes, le malheur pour des enfants condamnés à avoir des parents pervers, sans domicile filiatif, sans loi du père séparateur », ils se réclament d’une conception freudienne de la famille qu’on ne trouvera jamais chez Freud, qui n’a pas crée « une psychologie familialiste ». Depuis la dépénalisation de l’homosexualité, il y a un désir de normativité des homosexuels, et après l’hécatombe du sida,, une aspiration à la normalité, un désir de vie et de transmission. Si elle leur « accorde qu’ils ne sont pas homophobes », les opposants à la loi veulent que les homosexuels restent des « pervers », et les laisser « hors de l’ordre procréatif ». Ceux, qui, « en experts » prétendent que le bien de l’enfant requiert par essence, la présence nécessaire d’un homme et d’une femme, d’un père et d’une mère », devraient réfléchir au personnage de Victor Hugo, Jean Valjean, à la relation « au-delà de la différence des sexes » qu’il établit avec Cosette. L’évocation de l’inceste est « scandaleuse » ; la prohibition de l’inceste c’est le cas Œdipe, on ne peut pas épouser sa mère etc. ; l’inceste des personnes adultes consentantes n’a rien à voir avec les abus sexuels d’un parent sur son enfant. Il faut dire la vérité aux enfants, les couples homosexuels ont apporté pour l’ensemble des familles la nécessité de dire la vérité, ça a fait avancer notamment la PMA, avec la demande d’avoir accès à la trace biologique de l’origine. Un sperme ça n’est pas un père, une semence n’est pas un père.

      Jean-Pierre Winter, [Psychanalyste], se présente en « témoin qui pense et observe et qui rend compte de ce qu’il observe », pas comme « expert », même s’il s’intéresse depuis déjà quelque temps à « l’homoparenté » (référence à son livre Homoparenté, Naître de parents de même sexe, Albin Michel, avril 2010). Il rappelle que le souci des psychanalystes ce sont les effets de la filiation pour toute famille. Différents problèmes se posent. Dans le cas du recours à la PMA pour des couples homosexuels, J. P W propose, dès lors que ça ne relève pas de la médecine, que l’on dise Procréation Socialement Assistée, (cf. le manifeste qu’il a signé avec R. Frydman, Abandon sur ordonnance : Manifeste contre la législation des mères porteuses, Collectif. Édit Bayard, janvier 2010). Tout enfant a un père et une mère, qu’est-ce qu’une société qui décide d’autoriser a priori l’effacement d’un des deux. Du point de vue du psychisme, l’inscription du terme de « parent » revient à une neutralisation, à effacer le fait qu’un enfant est le produit d’une certaine « mixité » sexuelle (pas du tout sur le même plan que la « mixité » culturelle), ce qui fait que l’on peut différencier ce qu’il en est d’une vision du monde d’un homme quand il est confronté à la vision du monde d’une femme. Interrogé sur la question de quel père il s’agit, le père juridique, ou génétique ou social, J.P W répond que c’est les trois à la fois, mais il arrive souvent, et pour tout couple, que l’un vienne à manquer, c’est un accident de la vie (la société répare si elle le peut, par exemple l’infertilité par la PMA). Mais ce que la loi ne peut organiser, c’est le manquement de l’un de ces pères. Puisque c’est ineffaçable, au moins dans le psychisme – [la question du père n’est pas celle du « papa », (même chose pour la mère / « maman »), il s’agit de la Paternité comme telle, avec toute la profondeur du passé, et c’est dans cette profondeur que l’avenir de l’enfant a à s’inscrire pour le jour où lui-même deviendra père] –, J.P W suggère que l’on inscrive le recours au tiers dans l’état civil, que ne soit pas nié par sa non inscription le recours à un tiers quand un enfant est élevé par deux femmes lesbiennes qui jouent un rôle de parentalité (éducation et amour). La narration de son histoire à l’enfant, si elle n’est pas accompagnée de reconnaissance sociale des faits, produit une dissociation. Aujourd’hui, la narration se veut être de l’ordre de la réalité mais elle est démentie par la perception de l’enfant.

      Pierre Levy-Soussan, [Psychanalyste, pédopsychiatre, Consultation Filiation CMP du 15ème à Paris], n’est pas là pour prédire la norme ou la morale, il parle de ce qui fait « le cœur même de notre métier », « interpréter, les enjeux légaux, les nouveaux montages filiatifs proposés, leurs effets sur notre inconscient comme l’a bien montré Freud ». P. L-S mentionne deux points qu’il ne développera pas : il y a des études qui montrent que les différences existent chez les enfants dans des familles homoparentales ; le statut du conjoint du même sexe, la majorité des situations existantes n’a pas besoin de toucher à la filiation, l’arsenal juridique existe et est suffisant. La condition d’une adoption est qu’il y ait une appropriation par l’enfant d’une conception crédible de sa naissance, la construction psychique se base sur une fiction juridique qui dépasse la vérité biologique parce que ça correspond à une vérité psychique. Il y a « un parallélisme rigoureux » entre cette fiction psychique et la fiction juridique telle que l’a créée le droit romain, (pour P. L-S, il y a une seule « mamelle », la « romano-canonique »). Il attire l’attention sur les conséquences de l’utilisation du terme de « parent », de la « censure des termes de père et de mère », ce qui, dans l’adoption plénière, attaquerait le noyau constitutif de cette fiction juridique et psychique, avec des effets qui retentiraient sur tous les enfants adoptés. Il rappelle un précédent, l’annulation de la différence entre père et mère dans la loi sur l’autorité parentale conjointe, [LOI n°2002-305 du 4 mars 2002], et ses effets désastreux pour les enfants de moins de 6 ans, un enfant de cet âge est « très inégalitaire », et le « père, l’homme, ne sera jamais une mère comme les autres ». Compter sur la connaissance de la différence des sexes en dehors du contexte familial, c’est-à-dire, sans le vécu émotionnel, fantasmatique, sans la conflictualité, n’est pas pertinent. Sur les conséquences d’un changement de vocabulaire, P. L-S rappelle que sa pratique lui montre quotidiennement, le rapport entre les enjeux psychiques et le juridique. Les termes de la loi sont extrêmement importants, le cadre juridique a des effets symboliques, il y a une fonction anthropologique de la loi qui est trop peu étudiée en France. Si le cadre juridique est défaillant, cela a des effets symboliques, en fait des effets qui « désymbolisent », comme il a pu l’observer avec la loi de 2002 [LOI n° 2002-93 du 22 janvier 2002] sur l’accès aux origines personnelles des personnes adoptées. Les discours militants ont abouti à des effets délétères, avec  un désengagement de la part de parents, qui viennent à sa consultation pour savoir à quel âge ils peuvent faire connaître ses « vrais parents » à leur enfant adopté, l’emmener dans son pays pour qu’il connaisse ses origines. La « fiction » de l’adoption n’est pas un mensonge, on peut fantasmer sur l’absence, mais faire croire qu’il y a une 2ème maman, est un leurre. S’il n’y a plus que des « parents », on est dans le mensonge. Les pays sources de l’adoption à l’international ne valideront pas si on fait disparaître père et mère. Plus on valorise le biologique, plus on affaiblit l’adoption plénière.

      Christian Flavigny, [Département Psychanalyse de l’enfant et de l’adolescent à la Pitié-Salpêtrière]. L’enfant naît d’un homme qui devient père et d’une femme qui devient mère, de l’incomplétude des sexes, de la finitude par rapport aux générations, l’enfant vient se situer dans cette relation, c’est cela qu’organise la famille d’un petit humain. Les centaines d’études, paraît-il, qu’on met en avant ne posent pas le problème de l’enfant, elles ne répondent pas à la question posée par la situation d’un enfant qui se trouve privé d’avoir son père et sa mère. Il  ne s’agit pas de la parentalité éducative dans les tâches de la vie quotidienne, il s’agit de l’incidence du fait qu’un enfant se trouverait, dès son origine, privé d’avoir son père et sa mère. Toutes les explications ne servent à rien car elles supposent qu’il a déjà grandi pour être à même de comprendre. Les familles militantes ne sont pas représentatives de la question posée par l’enfant qui grandit au sein de familles homosexuelles. Ce projet de loi n’est pas dans l’intérêt de cet enfant, c’est un projet qui de droit, le prive de père et mère ; de plus, il brouille ce qui est fondateur de l’équilibre de la vie familiale pour toutes les familles, le principe de différenciation qui soutient le principe fondateur de l’Interdit. C. F recommande que ce projet n’intègre pas un droit à l’enfant. Il y a des pays, comme les pratiques américaines, qui autorise le recours à des mères porteuses, mais toute la tradition française ne va pas dans ce sens, ce serait une « trahison culturelle » pour satisfaire à la « modernité ». C. F résume ainsi ce qu’il a écrit dans son livre, qui vient de paraître, Je veux Papa ET Maman, « Père-et-mère » congédiés par la loi, édit. Salvator, nov. 2012). Le mariage est une mutation psychologique du jeune adulte en père ou mère, c’est un rituel qui a besoin du collectif, où se joue la transmission, qui est en même temps séparation avec ses propres parents. En France, il y a le primat du mariage civil, donc, modifier la fonction du mariage est plus important en France que dans d’autres pays. En ce qui concerne l’inceste, la question c’est si la loi établit l’indifférenciation pour toutes les familles, car c’est le principe de différenciation père et mère qui est le repère de l’Interdit. Concernant la PMA, pour le couple homme-femme, c’est un apport technique ; dans le cas d’un couple de personnes du même sexe, avec « le droit à » la PMA, on passe à un changement de nature car ils ne sont pas infertiles.

   « Comment à partir des mêmes prémisses, des mêmes corpus théoriques, peut-on arriver à des conclusions aussi opposées », déclare Serge Hefez, [Unité de thérapie familiale à la Pitié-Salpêtrière], ce qu’il explique par la position « idéologique » que l’on a envie d’adopter dans la société. Il se présente lui-même comme « à la fois psychanalyste et thérapeute familial », ce qui implique un « corpus qui n’est pas tout à fait le même ». S. H soutient « très fortement » le projet de loi, l’adoption et même la PMA pour les couples de même sexe. Il fait valoir son expérience avec des familles homoparentales en liaison avec des associations militantes. En tant que thérapeute familial, il n’a pas affaire à un enfant seul, mais dans le groupe familial, dans un contexte familial élargi, sa perception de la famille n’est donc pas uniquement liée à la filiation verticale, mais horizontale d’un groupe humain, avec ses interactions ; le groupe fournit un milieu, des relations qui ne sont pas du même ordre que les relations filiatives. Il constate que l’enfant est à même de « construire un roman familial et un roman des origines qui lui permettent de se construire et de se développer ». Il récuse le « dogme » d’un père et d’une mère, le « roman familial » peut se construire à partir de plusieurs parents. S. H trouve « indigne » de poser la question de l’inceste à l’intérieur de ce débat. Dans le complexe d’Œdipe, le père sépare la mère de l’enfant, il symbolise l’interdit de l’inceste, dans les familles homoparentales cela ne pourrait pas avoir lieu, mais S. H dit que de par la loi sur l’autorité parentale conjointe [LOI n° 70-459 du 4 juin 1970], les parents sont égaux, chacun des parents a un rôle « parincestuel » pour l’autre, les familles homoparentales ne sont pas marquées par « l’incestualité », alors que dans des contextes hétérosexuels, si, et ce sont les pères les fautifs. Soit on s’adresse à des enfants « théoriques », et alors on dévoie la psychanalyse qui devient un instrument prédictif, soit on prend en compte les études qui sont faites, (INSERM), qui seules peuvent dire objectivement si ces enfants vont mal ou non. Ce qui importe, c’est la stabilité familiale autour de l’enfant, qu’il puisse se construire une identité à partir d’une narration ; S. H plaide pour que l’enfant connaisse tous les protagonistes de sa venue au monde, y compris le donneur (contre l’anonymisation), afin qu’il puisse se construire une identité à partir de ce milieu, « sécurisant ». Comment faire figurer dans un état civil l’ensemble des personnes humaines nécessaires à la vie d’un enfant, y compris le donneur, bases pour que l’enfant se développe harmonieusement, question que S. H laisse sans réponse.

      Avant de revenir sur certains arguments, je voudrais resituer le cadre commun.

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« La revendication du « mariage homosexuel » ou de « l’homoparentalité » n’a pu se formuler qu’à partir de la construction ou de la fiction de sujets de droit qui n’ont jamais existé : les « hétérosexuels » (…) c’est en posant, poursuit Sylviane Agacinski, « comme une donnée réelle cette classe illusoire de sujets que la question de l’égalité de droits entre « homosexuels et hétérosexuels » a pu se poser. Il s’agit cependant d’une fiction car ce n’est pas la sexualité des individus qui a jamais fondé le mariage ni la parenté, mais d’abord le sexe, c’est-à-dire la distinction anthropologique des hommes et des femmes. (…), ce que l’anthropologue F. Héritier nomme un « invariant » de l’espèce humaine [« Ce que j’appelle un invariant est une donnée du monde qui pose problème. Par exemple, la différence des sexes est d’abord un fait observable, concret. Leur conjonction est nécessaire pour faire des enfants, mais il se trouve que ce sont les femmes qui portent les enfants, pas les hommes (…). En tout cas, il est clair que nulle part l’humanité n’échappe à cette question : c’est cela que je considère comme un invariant », [http://www.scienceshumaines.com/pourquoi-je-suis-structuraliste_fr_22954.html]. De cet « invariant » dépend le renouvellement des générations, la continuité de l’espèce humaine.  Depuis l’aube des temps, cet « invariant » a permis que l’espèce humaine renouvèle ses générations. Si, aujourd’hui, la mise au point de « nouvelles technologies de la procréation » ouvre de nouvelles modalités pratiques, néanmoins, si pour une raison quelconque leur mise en application était empêchée, l’espèce humaine n’en continuerait pas moins à renouveler ses générations comme elle l’a toujours fait. Il n’y a là nul « préjugé », nul « stéréotype », nul « modèle dominant », nulle « hétéro-normativité à caractère idéologique », c’est la condition de l’espèce humaine, et la seule qui l’assure est la différence sexuée. Ce qui entraîne, comme le dit Sylviane Agacinski dans le texte déjà cité (…) que « le lien de filiation unissant un enfant à ses parents est universellement tenu pour bilatéral, (un côté maternel et un coté paternel), et cette bilatéralité serait inintelligible si elle ne s’étayait directement sur la génération sexuée. »

   Pour contourner l’« impossibilité de procréer » de deux personnes du même sexe, les associations militantes voudraient que la loi autorise l’adoption, et la PMA. La situation qui existe en France ne rend pas facile une réflexion sereine du fait que des couples de même sexe se sont mis, le sachant, dans l’illégalité, en ayant recours à l’insémination artificielle (le plus souvent en Belgique) ou à la gestation pour autrui (à l’étranger). Des enfants sont ainsi nés selon des modalités que le droit français n’autorise pas, (Loi de bioéthique n°2004-800 du 6 août 2004 modifiée en 2011). Jean Hauser (Droit de la famille, Université Bordeaux-IV) – qui a été auditionné par le Ministère de la Justice avant la présentation du texte sur l’ouverture du mariage et de l’adoption aux couples de même sexe –, estime que « l’admission d’une union homosexuelle rend obsolète la totalité du droit de la filiation et une bonne partie du droit des procréations médicalement assistées ». [http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2012/11/07/01016-20121107ARTFIG00614-hauser-sur-le-mariage-gay-un-projet-de-loi-incoherent.php]

   Ce que la technique rend « faisable », la loi doit-elle l’autoriser ?    C’est à cette question que Hans Jonas fut sollicité de répondre à la demande du S. P. D (Congrès de politique juridique, 20 au 22 juin 1986, à Essen). Même si la question ne concernait pas alors les couples de même sexe, cet exposé sur « Les droits, le droit et l’éthique » mérite une relecture. Jonas y examine « une par une les principales offres d’aides nouvelles à la procréation fournies par la collaboration entre technique et médecine, sous l’angle de leur rapport aux droits (au pluriel), au droit (au singulier) et à l’éthique ». Le point de vue éthique et son « principe responsabilité » (« pas à n’importe quel prix »), instaure une tension entre le droit et les droits (pas illimités), [Hans Jonas, Évolution et liberté, éditions Payot et Rivages, 2005, p. 159- 191].

   On est loin aujourd’hui des conditions du débat d’alors, avec un temps d’intervention à la portion congrue et un climat de suspicion en homophobie. Devant des questions d’une telle complexité et d’une telle importance, il n’y a rien d’ « homophobique » à mobiliser le plus de lucidité possible pour en anticiper toute la chaîne de conséquences, il y a « une heuristique de la peur », dit Hans Jonas, « la peur elle-même devient la première obligation préliminaire d’une éthique de la responsabilité historique », [Le Principe Responsabilité, Une éthique pour la civilisation technologique. Parution en 1979 ; traduction en français, Champs Flammarion, 1990, p. 422. Cf. En particulier, Chapitre IV, II, III, IV, VI, VII].

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À y regarder de plus près, il n’est pas si sûr que ce soit à partir des « mêmes prémisses » que les différents intervenants arrivent à des conclusions différentes.

   Outre que la thèse de médecine de S. Nadaud utilise des moyens d’investigation qui n’ont rien à voir avec la psychanalyse, on peut s’étonner du choix de l’échantillon : les parents sont recrutés parmi les membres de l’Association des parents et futurs parents gays et lesbiens (APGL), ce sont eux qui répondent aux questions [échantillon limité à 58 enfants, de 4 à 16 ans (35 filles et 23 garçons) ; 59% d’entre eux sont nés dans un contexte hétérosexuel ; il n’y a pas de groupe contrôle ; on utilise le questionnaire Child Behavior Checklist]. Pour S. N, si un problème psychologique se pose, il peut aisément être expliqué par la stigmatisation sociale du contexte familial.

   Au tout début de son intervention, S. N fait référence à un travail avec la Fondation Copernic. Il a signé, en effet, avec quelques autres, (dont Martine Gross, qui a été présidente d’honneur de l’A. P. G. L) la Note Homosexualité, mariage et filiation : pour en finir avec les discriminations (Éditions Syllepse et Fondation Copernic, 2005) qui déclare que « l’enjeu central du combat pour les revendications d’égalité des droits portées par le mouvement gay et lesbien, consiste à déconstruire l’hétéronormativité pour en montrer le caractère idéologique (…) Cet « Ordre Symbolique » « imposé par la norme hétérosexuelle » est ce qui légitime aujourd’hui les discriminations (…) nous revendiquons l’égalité des droits en matière de filiation et de mariage, contre l’ordre naturel sexué qui subordonne l’homosexualité à l’hétéronormativité ». [http://homoparentalite.free.fr/avis/nadaud.htm]. La référence faite par S. N,  au « familialisme » renvoie à son Manuel à l’usage de ceux qui veulent réussir leur anti-oedipe (Fayard, mars 2006), où l’on retrouve la même charge contre le discours « extrêmement normatif » de la plupart des psychanalystes, « utilisant sans arrêt des concepts comme « ordre symbolique », différence des sexes, différence des générations ». L’Anti-Œdipe lui a permis de sortir de ce qu’il pense être une « modalité familialiste ». On voit ce que recouvrent les précautions oratoires que S. Nadaud a mises en avant lors de l’audition pour apparaître comme un simple « clinicien », et comment, contrairement à ce qu’il affirmait, non seulement les « deux visions de la loi » sont pour lui opposables, mais il est un adversaire déclaré de l’une d’elles.

   S. Heenen-Wolff, elle aussi, a mis en avant la « preuve » par les études faites aux États-Unis. Toutefois, dans une interview du 10 mai 2011 (lors de la sortie de son livre Homoparentalités : « Ces enfants ne vont pas plus mal que les autres », éd. Fabert, juin 2011), elle est moins péremptoire que lors de l’audition. À une question sur ces mêmes études, S. H-W répond : « il faut s’interroger sur leur fiabilité car leurs échantillons sont réduits. Et puis comment évaluer le bien-être d’un enfant en famille homoparentale ? Avec quoi le comparer ? Avec celui d’un enfant élevé dans une famille traditionnelle ? Monoparentale ? ». À la question Pour faire son complexe d’Œdipe, l’enfant n’a-t-il pas besoin d’un père et d’une mère ?, S. H-W répond : « On réalise que le complexe d’Œdipe est moins universel qu’on ne le pensait et qu’il est lié à une donnée culturelle, la famille traditionnelle. En psychanalyse contemporaine, on parle plutôt de triangulation. Ce qui importe c’est que l’enfant se fasse à l’idée qu’il n’est pas tout pour sa mère. On pensait que c’était le père qui tranchait le cordon ombilical. On s’aperçoit que d’autres éléments peuvent le trancher : l’autre parent, la crèche, les grands-parents, l’intérêt de la mère pour autre chose que son enfant… ». À la question – Un enfant élevé par deux femmes fait-il la distinction entre les sexes ? –S. H-W répond : « Ses mères ne peuvent pas lui cacher qu’il y a eu, à un moment un donneur. Dans l’inconscient de l’enfant, il y a un père quelque part, cela permet la différenciation des sexes… ». On reste tout de même surpris de la pauvreté et de l’approximation de telles réponses. Selon S. H-W, ce qui « sexualise », c’est « le regard de l’adulte, mais d’où vient ce qui « sexualise », d’où vient ce  que le parent « projette » sur le garçon ou la fille ? Quant à la « stigmatisation » des autres comme cause, il faudrait, là encore, croire que l’enfant n’a lui-même aucune intériorité subjective, aucun inconscient, ce qui n’a aucun sens pour la psychanalyse.

   Que dire de la façon dont E. Roudinesco raconte l’histoire de la psychanalyse et de Freud, sinon qu’elle a une façon bien à elle de le faire. Par exemple, quand elle dit que « Freud a rapporté les névroses bourgeoises aux tragédies antiques », non, Freud n’aurait pas dit une telle bêtise. E. R trouve « scandaleux » d’évoquer la question de l’inceste à propos de familles homoparentales. Sa référence à V. Hugo est édulcorée, J. Valjean, dit-elle, aime Cosette « au-delà de toute différence », sauf qu’elle ne va pas jusqu’à reconnaître ce qui tient bel et bien à la différence des sexes : la jalousie de Jean Valjean quand il découvre que Marius est amoureux de Cosette et réciproquement. Après une explication de la prohibition de l’inceste passablement confuse, elle conclut par un « ça n’a rien à voir avec les abus sexuels d’un parent sur un enfant de sa famille ». Rappelons que le PACS, qui ne concernait pas les enfants, prévoyait une clause d’empêchement à contracter un PACS. [http://www.france-jus.ru/upload/fiches_fr/Les%20effets%20du%20Pacs.pdf], et que ce sont justement les abus sexuels qui ont récemment abouti (Loi 2010-121, du 8 février 2010)  [http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/root/bank/download/2011163QPCdoc.pdf] à faire réinscrire le terme d’inceste dans la loi. E. R, comme ses trois autres collègues, pense à la pédophilie, mais il ne s’agit pas de cela, il s’agit du fait établi par la psychanalyse que dans toute famille travaillent « la tentation incestueuse » (Freud), la « confusion des langues » (Ferenczi), la « séduction généralisée » (Laplanche), [cf. JPC, LE TRAUMA SEXUEL. LE DROIT ET LA PSYCHANALYSE À L’ÉPREUVE DES « ÉPIDÉMIES D’OPINION » À paraître, Préface, Éditions du Hublot]. E. R affirme que les couples homosexuels ont apporté quelque chose pour l’ensemble des familles et qu’ils ont fait avancer la PMA : il faut dire la vérité à l’enfant, qu’il connaisse l’origine biologique de sa filiation, lever l’anonymat du donneur. Mais quand elle ajoute qu’un don de sperme, « c’est une semence, ça ne deviendra jamais un père », on voit que cette « vérité » est sans conséquence.

   S. Hefez se demande comment créer un « espace triangulé composé du parent, de l’enfant et du donneur ? « Il s’agit bien de pouvoir créer un parent entier qui puisse s’opposer à un parent partiel, le déconstruire dans la réalité psychique de la famille pour permettre à l’enfant de le reconstruire dans son monde imaginaire », écrit-il, dans un papier paru dans la presse, le 22 octobre 2010, sous le titre délicat et prometteur « Contre l’homophobie de certains psychanalystes ». « Triangulé », est une expression qui ressemble à de la psychanalyse, mais quel est son point d’application dans l’espace d’horizontalité qui est celui de la pratique de S. H avec la thérapie familiale, où entrent enfant(s), parents, grands-parents, collatéraux ? Lui aussi met en avant « les milliers d’articles, études, enquêtes témoignages », une « littérature qui n’établit aucune différence significative en termes d’évolution, d’épanouissement, d’identité sexuée ou d’orientation sexuelle chez les enfants élevés dans ces contextes », pour conclure que « les « difficultés le plus souvent exprimées sont celles d’affronter le regard des autres et l’hostilité ou l’incompréhension de leur environnement », (art. cit., ci-dessus). On finit par se demander si au nombre des « collatéraux », il ne faudrait pas ajouter les associations militantes avec lesquelles travaille S. Hefez, tant les réponses des uns reflètent les revendications des autres. L’« institutionnalisation » des familles homoparentales, que voudrait S. H, ne serait pas celle d’un groupe familial, au contraire, elle ne pourrait que dissoudre l’effet de groupe de ce groupe élargi jusqu’aux associations militantes. Une filiation instituée ne se réduit pas à ce que l’enfant puisse « se raconter l’histoire de ses origines », elle désigne les places de chacun, avec des enjeux généalogiques d’ascendance et de descendance. Une conséquence heureuse d’une construction juridique des familles homoparentales pourrait être, en les mettant sous le régime commun des droits et des devoirs, de leur permettre de se séparer de la tutelle des associations militantes. 

      Ce qui différencie les points de vue des différents intervenants c’est qu’à ceux qui ne quittent pas la casuistique propre à la psychanalyse, selon son corpus théorique et selon le cadre de leur pratique clinique, les autres opposent des études « scientifiquement » étayées, dont les paramètres peuvent être discutables, sans sous-estimer que la Common Law aux États-Unis n’est pas la même chose que le droit français, pas plus que la Belgique [Les Dossiers de l’Institut Européen de Bioéthique], n’est la France. Leur confiance en cette référence ne va pas sans clivage – philosophe / clinicien, psychanalyste / historienne,  psychanalyste / thérapeute familial, psychanalyse /science, ni sans déperdition du savoir de la psychanalyse. Peut-on à la fois affirmer que les familles « homoparentales » sont comme les autres et neutraliser la moindre mise inconsciente, fantasmatique sexuelle de parents homosexuels ou de l’enfant qu’ils élèvent, reporter systématiquement les difficultés d’un enfant et de sa famille homoparentale – ce qui ne peut que conduire à un renforcement jamais suffisant de la loi contre « l’homophobie » –, sur une « stigmatisation » venue de l’autre ?

   Tout enfant qui arrive au monde dans une famille est dans la situation d’Œdipe, il ignore les enjeux inconscients des désirs de son père et de sa mère, de quoi est fait ce que Freud appelait l’« inconscient parental » dans lequel il est pris dès avant sa naissance, les enfants de familles homoparentales aussi. « Pourquoi je n’ai pas de Maman ? », demande un petit garçon à l’un des deux hommes qui l’élèvent ; « J’ai envie d’avoir un Papa », dit tel autre à l’une des deux femmes qui l’élèvent. Quand bien même on mettrait un nom sur le donneur de la réalité biologique, quand bien même les explications données à l’enfant pour qu’il n’ignore rien de ce qui a contribué à sa venue au monde, la réalité biologique du « don » resterait déliée de la filiation et ces explications ne répondraient pas aux questions que se posent ces enfants, parce qu’elles sont posées d’un tout Autre lieu, et qu’il s’agit d’un tout autre savoir.

      La deuxième partie de ce travail reviendra sur d’autres points entendus au cours de cette audition, ainsi que sur des contre-vérités, des incompréhensions sur l’apport de Pierre Legendre, auquel l’ensemble de ce texte doit son titre : Faire naître. Le texte sera mis en ligne courant janvier 2013.